dimanche 23 décembre 2012

60 - Dialogue pédagogique avec un lycéen - Décembre 2012

Les relations de ce type de dialogue avec des adolescents entrant au lycée, ou qui y sont déjà bien engagés, ne sont pas très nombreuses. Je livre à mes lecteurs ce bref résumé d’une rencontre récente avec un des ces jeunes qui n’ont pas bien compris ce qu’on attend d’eux et qui s’efforcent si maladroitement  de faire ce qu’ils croient devoir faire… pour des résultats bien décevants, pour tout le monde.

Maxime  est élève de seconde générale. Je le rencontre pour la première fois. Il vient pour tenter de résoudre des difficultés d'expression écrite et de lecture d'énoncés. Il s'exprime facilement à l'oral mais se trouve très démuni à l'écrit. Il a de mauvais résultats, particulièrement en histoire, matière pour laquelle il a pris des cours particuliers avec un professeur qui me connaît, et qui me l'a envoyé pour trouver une solution à son « problème de méthode de travail ».

Maxime précise qu'il apprend facilement ses cours « par cœur » en les répétant plusieurs fois : il les sait bien mais il ne les comprend pas toujours… et les oublie aussi vite qu’il les a appris. Il ne lit pas beaucoup, sauf ce qui est imposé par l'école. Il lui arrive de lire des pages entières et de se rendre compte qu'il n'a rien compris de ce qu’il vient de lire. Toutefois, il lit régulièrement l'hebdomadaire « Courrier international ». Je demande si, dans ce cas, il comprend ce qu'il lit : oui, il  s’entend dire les mots « dans sa tête » et en garde une trace assez précise, il voit certains mots s'écrire comme sur une feuille blanche, ou alors il conserve une image assez précise de la forme générale du texte, dans laquelle il peut retrouver certains mots plus lisibles alors que les autres sont flous. Avec ces mots qui se sont imprimés dans sa tête sans qu'il ne l’ait clairement voulu, il essaie de constituer un sens. C'est de cette façon que généralement il travaille.

Pour préciser cette première approche, je lui propose de lire comme il le fait d'habitude le premier paragraphe du texte « Une importante découverte » tiré de l'ouvrage de Jacques Lacretelle : « Silbermann ». Dans ce texte l’auteur raconte sa première rencontre avec les évocations concrètes à partir d‘un texte littéraire intelligemment récité par l’un de ses camarades. Cette lecture lui prend un temps qui me paraît assez long. Ayant terminé, je lui demande de me dire ce qu'il a lu : sa compréhension est superficielle et incomplète. Il me dit qu'il a lu deux fois le texte, ce qui explique le temps qu'il a mis.

Je n'oublie pas sa demande initiale de méthode pour lire des énoncés. Je lui précise alors ce que l'on met sous le mot « projet » : l'intention que nous mettons en œuvre dans une action et qui dirige notre activité mentale dans un certain sens. Puis je lui explique la différence de projet entre une première lecture de compréhension, et une lecture de vérification. Je lui propose ensuite de procéder à une relecture du même paragraphe pour s’assurer par lui-même de la justesse de sa première compréhension en comparant ses premières évocations (les mots qu'il voit dans sa tête) avec ce que le texte dit en réalité. Il se rend compte alors qu'il a "zappé" un certain nombre de détails qui lui permettent maintenant une compréhension un peu plus approfondie et plus précise du texte. Je lui demande alors ce qui est dans sa tête à propos de ce texte : ce sont toujours des mots, le texte lui-même est comme "photographié" avec davantage de mots lisibles mentalement.

Je parle alors à Maxime du sens de la lecture : l'auteur a traduit par des mots écrits ce qu’il avait "dans sa tête" : des scènes, des actions, des personnages,  ou des idées…. C'est ainsi que les humains opèrent lorsqu'ils veulent communiquer leurs pensées aussi bien par oral que par écrit. Le rôle du lecteur est alors de retrouver dans sa propre tête, à sa manière,  les mêmes scènes, actions, personnages ou les mêmes idées à partir des mots écrits qu'il est en train de lire. Je lui demande si c'est le cas dans le travail qu'il vient de faire dans ses lectures successives. Il convient qu’il n'a peut-être pas été jusque-là.

Hypothèse. Je constate que Maxime utilise pour sa lecture un fonctionnement verbal de reproduction, prolongé par les évocations visuelles de mots. Est-ce là son  fonctionnement naturel ? Je veux tester sa capacité à utiliser aussi des évocations visuelles concrètes ou une verbalisation plus personnelle.

 Je lui demande s'il pratique une activité en dehors de l'école : oui, il joue au tennis. Qu'a-t-il appris dernièrement ? Avec son professeur il a travaillé "la volée". Je lui demande de me décrire ce qu'est une volée. Il décrit le geste avec précision. Je lui demande de décrire son évocation du geste : il en a une image très précise, comme un film avec du mouvement et il est lui-même en scène, et il se commente la position de la raquette.

Je lui demande ensuite s'il y a des matières qu'il aime plus que d'autres ou dans lesquelles il réussit habituellement au lycée. Oui, il aime bien l'économie qui est une matière nouvelle de cette année. Je dresse l'oreille à cette précision de la nouveauté : peut-être utilise-il pour cette discipline un fonctionnement différent de ses vieilles habitudes peu concluantes ? Je lui demande de retrouver un élément récent qu'il a appris en économie. Il me parle de la notion de "revenu des ménages". Après qu'il m’a précisé de quoi il s'agit, je lui demande comment il fait actuellement pour se souvenir de cette définition. Il me dit qu'il a dans sa tête l'image d'une maison dans laquelle deux personnes sont en train de remplir une déclaration d'impôts avec leurs bulletins de salaire sur la table. Cette image est très nette et elle porte en elle le sens de la définition qu'il m'a donnée et expliquée avec des mots qui sont les siens plutôt que ceux d'une définition apprise par cœur.

Je lui fais remarquer la différence qu'il y a entre ce souvenir (évocations verbales de paramètres 3 sur évocation visuelle de paramètres 1), et ce qu'il m'a dit précédemment de la manière dont il lit ou étudie ses cours (évocations verbales ou visuelles exclusivement de paramètres 2). Il convient que dans les deux derniers cas le sport et l'économie, il utilise spontanément des images visuelles et concrètes sur lesquelles il se parle à lui-même, ce qu’il ne fait pas pour les autres matières.

Hypothèse vérifiée. Il semble donc que le fonctionnement habituel de Maxime soit verbalo-visuel, avec mélange de paramètres 1 et 3. Mais il ne l’utilise pas pour sa compréhension des contenus scolaires… sauf en économie. Il a développé par ailleurs une bonne habitude de paramètre 2 qu’il pourrait continuer à utiliser dans un projet de pure mémorisation "mot pour mot" (poème, théâtre, définitions et règles, théorèmes...).

Je laisse provisoirement de côté ce constat avec l'intention d'y revenir un peu plus tard. Je lui demande comment il s'y prend dans d'autres disciplines ? Il me dit qu'en mathématiques il revoit assez facilement les schémas du professeur. Je note cette indication sans approfondir davantage. Je demande aussi comment ça se passe en contrôle : c'est justement là qu'il a des difficultés, le professeur donnant des exercices qui ne ressemblent pas à ceux qu'il a faits pour se préparer et qu'il s'est efforcé de mémoriser fidèlement (toujours avec le paramètre 2…). Devant un énoncé, il cherche dans sa mémoire les exercices qui ressemblent le plus à ce qu'on lui demande ; il se dit par exemple : "tiens, cet énoncé ressemble à celui de l'exercice numéro 52".

Remarque. Ce mauvais projet de sens est courant : c’est lui qui amène les élèves à déformer les énoncés pour les faire "coller" avec le souvenir d’un exercice qui leur paraît proche. Si "ça ne colle pas" ils décrètent qu’ "il y a une erreur dans l’énoncé"…

 Je lui demande alors s’il est bien sûr que la demande de son professeur soit de refaire indéfiniment les mêmes exercices. Il paraît troublé par ma question mais convient assez vite que ce n'est probablement pas cela que le professeur attend. N'ayant pas le temps d'entrer dans la démarche de la réflexion lors de cette première rencontre, je me propose d’y revenir plus tard. Mais déjà ma question à semé les germes du doute dans l'esprit de Maxime et c'est ce que je cherchais. Il sera plus demandeur lorsque je lui proposerai de découvrir le geste de réflexion.

Revenant à la lecture, je propose alors à Maxime d'essayer de lire le texte qu'il a déjà lu mais cette fois en essayant de traduire les mots en images concrètes. Il termine sa lecture plus rapidement que je ne le pensais. Je crains qu'il ne soit pas arrivé jusqu'aux images. Tout au contraire, il me décrit très précisément les images qu'il a produites, images mobiles, précises, reflets fidèles de toutes les subtilités du texte, avec juste une difficulté à intégrer les éléments faisant implicitement référence à la guerre de Troie. Je l'aide à retrouver dans sa mémoire les souvenirs de cet épisode de l'histoire grecque, ce qu'il fait en retrouvant des bribes de son programme d’Histoire de cinquième, du moins le croit-il. Il se souvient vaguement de l'histoire du cheval… Mais, à l'exception de cette difficulté "culturelle", sa "lecture-cinéma" a parfaitement fonctionné. Je lui demande quand il a le mieux compris : avec cette lecture-ci ou bien avec les précédentes ? Sans hésiter, il constate qu'il a beaucoup mieux compris cette fois-ci.

Remarque. Nous nous trouvons devant un cas assez classique de "collage" à la forme du contenu scolaire : l'élève est comme "sidéré" par la forme extérieure de ce qu'il doit apprendre, il ne s'autorise pas à la transformer, à dépasser les mots pour se faire ses propres commentaires ou pour se donner les images qui correspondent, à aller au-delà de la mémorisation de la "photographie" des exercices particuliers. Son intelligence n'est pas investie dans ces actions. Lorsqu'on l'y invite, il découvre qu'il utilise alors d'autres fonctionnements plus naturels chez lui, et qui, eux, lui permettent d'investir ses potentialités, bien réelles mais ignorées.

Il y a eu bien d'autres choses importantes révélées par ce premier entretien : rapport défectueux aux règles, qu’il ne comprend pas et qu’il mémorise mal, intérêt pour les schémas qu’il "visualise" aisément et fidèlement…. Je compte bien y revenir lors d'une prochaine rencontre. Je n'ai relaté ici que ce qui concernait le "faux fonctionnement" de Maxime, c'est-à-dire ce faux projet de sens concernant les "choses de l'école",  tel qu'il est malheureusement tellement fréquent chez nos élèves. D'où vient-il ? D'où vient cette conception trop étroite de "l’apprendre", de quelle histoire de la transmission des savoirs, de quel fantasme collectif, de quelle obscurité - soigneusement entretenue par l'Ecole - sur la réalité de l’activité de la conscience humaine, de l'esprit humain…? Il pourrait être intéressant de formuler des hypothèses sur les causes de ce phénomène. Mais cela nous éloignerait du cadre de ce que doit être un dialogue pédagogique : recherche des moyens habituellement utilisés par une personne dans ses activités réussies et d'une meilleure adaptation de ses fonctionnements naturels aux tâches - le plus souvent  d'ordre culturel et abstrait - dans lesquelles elle est en difficulté.

Les "pourquoi" de causalité des difficultés constatées (causes psychologiques, sociales, etc.) sont certes à mettre de coté dans ce type de travail (l'époké, la mise entre parenthèse provisoire des phénoménologues). En revanche, les "pour - quoi  faire", les "à quoi cela te sert de faire ceci ou cela" de finalité sont tout à fait bienvenus. Ils sont l’expression des projets de sens mis en œuvre par une personne. C’est cela qui fera l'objet des entretiens suivants, avec une meilleure connaissance des gestes mentaux à produire en fonction des tâches et des situations scolaires mieux comprises.

Remarque finale. Si une personne ne peut porter à sa conscience qu'une petite partie de son activité mentale, de son côté celui qui l'écoute ne peut entendre qu'une partie de ce qui est réellement dit. C'est la limite et la contrainte de notre position dans le dialogue pédagogique. Mais le peu que nous pouvons entendre de ce que la personne peut observer en elle et verbaliser lui permet déjà de s'ouvrir des horizons insoupçonnés sur "les moyens de son intelligence". À elle ensuite de se saisir de ces découvertes et de les intégrer dans le monde mystérieux de son activité mentale, avec l'espoir que cela pourra lui procurer un peu plus "d'intelligence de ses moyens".

189 - "Si l’on veut permettre à un être humain d’être reconnu comme une personne, il faut lui donner les moyens pour qu’il y parvienne"

Je publie aujourd'hui un autre texte, déjà ancien, extrait de mon fond documentaire personnel. Un de ces textes qui ont nourri ma "...