A l’heure où les partenaires
de l’éducation s’affrontent autour du serpent de mer des rythmes scolaires et
où la « pause méridienne » fait débat dans les salles de professeurs,
on peut s’interroger : la question des rythmes d’apprentissage doit-elle concerner
seulement les pauses à ménager entre les temps de travail ou se poser aussi au
cœur du temps de travail lui-même ?
Dans mon message 24 à propos de la « pédagogie du sens »
j'écrivais : « À l'école... il s’agit alors de préparer les
jeunes générations à affronter les flux d’informations de toutes sortes dont
ils sont bombardés en permanence, de procéder à leur interprétation réflexive
(en leur laissant le temps de cette activité toute subjective) …».
Arrêtons-nous sur ce
temps nécessaire à cette interprétation, source de sens. Quelles en sont les
conditions cérébrales et mentales, comment l’organiser pour lui assurer sa
meilleure efficacité ?
Les
pauses structurantes.
Il y a une quinzaine d'années, une expérience menée en
laboratoire sur des rats faisait apparaître le bénéfice pour la mémoire d’un
temps de repos suivant un apprentissage. Deux groupes de rats A et B étaient mis
dans une même situation d’ « apprentissage » : dans un labyrinthe trouver
l’itinéraire pour atteindre des graines. Le groupe A était ensuite mis au repos alors que le cerveau des rats du
groupe B était stimulé par de légères
impulsions électriques (semblables à l’influx nerveux). Quelque temps
après, on remettait les deux groupes dans la même situation. Le groupe A retrouvait
l'itinéraire appris avec un très faible pourcentage d'erreur. Le groupe B, semblant
avoir tout oublié, recommençait l'apprentissage à partir de zéro.
Plus récemment, une expérience assez concordante a été menée
à l'université de Liège, mais cette fois avec des humains. Un groupe de 36
volontaires des deux sexes a été invité à visionner une liste d'une centaine de
mots dont certains seulement étaient à retenir. L’activité du cerveau des « cobayes »
était enregistrée (IRMf) pendant
l'expérience, ce qui a permis d’observer une activité plus importante de l'hippocampe selon que le mot était à retenir ou
non. Ensuite, la moitié de ces personnes a bénéficié d'une nuit
de sommeil normal, les autres restant éveillées toute la nuit, occupées avec
des jeux de société ou des visionnages de films. Trois jours plus tard
l'ensemble a été de nouveau convoqué. On
a demandé à tous les participants de repérer
dans la même liste les mots dont ils devaient
se souvenir et ceux qu'ils avaient pour mission d'oublier. Les personnes qui
n'avaient pas pu dormir se sont très mal sorties de l'épreuve « confondant beaucoup les deux catégories de mots et se
caractérisant surtout par un large excédent de ceux retenus alors qu’ils
auraient dû ne pas l’être ».
Outre le rôle de l'hippocampe et du sommeil dans la constitution des souvenirs, cette chercheuse,
Géraldine Rauchs, confirme par cette expérience que la faculté d'oubli est
essentielle à la structuration de la mémoire et qu’elle s’opère durant des
moments de repos ou de pause, lorsque le cerveau est moins sollicité. Je cite la fin de l’article : ‘’Elle en
tire un conseil précieux à l’usage des étudiants : avant l’examen, mieux
vaut dormir que de passer une nuit blanche en révisions de dernière minute « car les connaissances trop fraîches,
encombrées de souvenirs inutiles, ne peuvent que nuire à l’esprit de synthèse »’’.
Nous traduirions, en gestion mentale, qu’elles nuisent à l’exercice de la
compréhension approfondie et de la réflexion, activités dont nous savons
qu'elles nécessitent interprétation et
discernement, qu’elles s’effectuent dans la durée moyenne ou longue et sont
donc toujours consommatrices de temps. C'est
là une expérience familière à tous les accompagnateurs du travail scolaire. Si
l'on interroge les élèves aussitôt après
une phase d’apprentissage, ils éprouvent généralement de la difficulté pour en
témoigner de façon organisée. Au bout de quelques minutes, le témoignage
apparaît déjà plus structuré. Alors après une bonne nuit… ! Les chercheurs
appellent ce temps de prise de recul, de maturation cérébrale et purement
biologique, involontaire et non consciente, une « pause structurante ».
On pourrait rapprocher ce type de pauses des « vacuoles »
préconisées par Yves citton [2] et
qu'il définit ainsi : « Il faut avoir de la place (vide) et du temps (disponible) pour se
livrer au travail d'interprétation inventrice qui est au cœur de la production
du nouveau. » Ces temps de silence[3]
et de recueillement, où l’activité est suspendue, ménagés hors de la circulation incessante de
données, du flux ininterrompu d'informations qui empêche la réflexion, sont à
ses yeux indispensables. « Tout autant
que de permettre que ça communique, l'impératif est de s'assurer que ça ne
communique pas partout et tout le temps : il relève d'une exigence à la fois
intellectuelle et politique qu'on puisse bloquer la communication, s’en
protéger, se retirer au sein d'une vacuole qui soit hors d'atteinte des flux de
sollicitations, de stimulations et de demandes variées. » Ce que cet auteur
dit de la surcommunication peut aussi bien s’appliquer à la suractivité
extérieure et accaparante, le « faire pour faire », le « nez dans le guidon », qui a besoin elle aussi de moments d’inactivité
extérieure apparente, d’évaluation de
l’action passée et d’anticipation réfléchie d’une action plus pertinente, mieux
ajustée à la réalité…
La découverte des pauses structurantes et la nécessité
reconnue des vacuoles semblent donc confirmer la nécessité de ménager des temps
de « vacance » séparant les séquences d’apprentissage et influant
légitimement sur le choix des rythmes scolaires. Elles sont d'ailleurs corroborées par la découverte du "mode par défaut" mis en avant par Francis Eustache, circuit cérébral indépendant mis en route dans la rêverie, la pensée flottante, et particulièrement propice à la créativité ! Pour autant, sont-elles les
seules à devoir être prises en compte ?
Les pauses
évocatives
Mieux encore que des vacuoles, des pauses structurantes ou même le mode par défaut,
au contenu non précisé et le plus souvent non conscient, Antoine de LA
GARANDERIE préconise des moments de
pleine activité intérieure, tout-à-fait consciente elle : les « pauses
évocatives ». Toutefois ces pauses sont à ménager au sein même des séances d'apprentissage et plus seulement entre elles. De quelle activité s’agit-il
donc ?
Pour faire comprendre
aux élèves le mécanisme de
l’oubli dont on a vu plus haut la nécessité concernant les informations inutiles
ou parasites « nuisant à l’activité de synthèse », j'utilise une métaphore
: la mémoire agit comme une ménagère exigeante qui ferait constamment du ménage
et du rangement dans notre cerveau, dès que cesse l’activité consciente (de veille), notamment la nuit. Elle semble
nous demander alors : « Ce souvenir
est-il important, est-il à conserver, est-il destiné à quelque chose de précis ?
Où
et comment dois-je le classer ? » Si elle ne reçoit pas de
réponse, positive et assez précise, le souvenir est détruit. Principe
d’économie ! Mais comment peut-elle savoir qu'un souvenir est important et comment elle doit le classer ? Parce qu'il
est associé
à une situation de réemploi. Notre
réponse pourrait être : « Oui, il
faut le garder, il me servira à telle action plus tard ». Cette
association entre une connaissance et son avenir de réemploi, construite, consciemment ou non, par la personne au
moment de son apprentissage, constitue l’« étiquette »
et l’ « adresse » du souvenir qui facilitent son classement et son rappel
au bon moment. Autrement dit, une information qui n'est pas encadrée par un
projet précis de réemploi a toute chance de ne pas être conservée
longtemps, ni rappelée convenablement quand bien même elle aurait été en partie
comprise, et même automatiquement stockée, au moment de sa réception.
Praticiens de la gestion mentale, avant toute action d’apprentissage, nous
invitons les élèves, à prendre le temps, et nous leur accordons ce temps, de se
mettre en projet, c’est-à-dire d’anticiper par l’imagination aussi
bien le but qu’ils vont essayer d’atteindre (déduit de l’analyse de la consigne ou de l’ « objectif » annoncé) que les meilleurs moyens pour eux d’y
arriver, et au-delà, l'emploi futur qui pourrait être fait de ce qu'ils auront ainsi appris. Mais nous leur proposons aussi, après l’action, qu’elle soit ou non
couronnée de succès, de pratiquer des retours
volontaires
et conscients sur ce qui vient d'être fait pour en recueillir le « contenu
d’évocations ». Ces moments d’activité purement
mentale, au cours desquels les actions physiques externes sont comme
« suspendues », nous les
appelons des « pauses évocatives ». Tous les professeurs ou formateurs
qui font pratiquer ce genre de pauses par leurs élèves sont surpris par la
qualité, la densité, la profondeur du silence qui s'installe alors dans la salle.
Au point que certains émettent l'hypothèse que l'énergie dégagée par les ondes
cérébrales produites par ce moment d'intense activité neuronale collective pourrait
être mesurée par les instruments actuellement à la disposition des
scientifiques… Quel chercheur serait disposé à mener une expérience dans ce
sens ?
Ce qui vient d'être « tenu » par l’attention et la
compréhension est ainsi appelé à être revisité, réactivé, « tenu une deuxième
fois », c'est-à-dire « re-tenu », et intégré dans
le cadre d'un projet de réemploi, qu’il est nécessaire de rappeler (ou de former ... il n'est jamais trop tard !) à ce
moment-là. C’est cette intégration, cette projection dans un avenir dûment
imaginé d'utilisation de ce tenu-retenu, qui constitue
véritablement l’acte ou le geste de mémorisation. Sans trop savoir si c'est
l'hippocampe ou non qui est en jeu (mais c'est bien lui !), nous
permettons ainsi aux élèves, dans une
première « réactivation »[4],
de stabiliser biologiquement la trace neurale de ce qu’ils viennent de
« mettre dans leur tête », c’est-à-dire des informations qu’ils
viennent de traiter « en évocation » pour accéder à leur
compréhension. Mais nous leur permettons aussi, sur ce qui
est désormais pour eux « une connaissance », d’apposer une étiquette
« à conserver » qui permettra de la classer dans leur mémoire (sémantique)
à long terme, ainsi que l’« adresse » nécessaire pour la retrouver au moment opportun dans l'avenir qu’ils
ont anticipé et où elle sera déjà là,
arrivée avant eux, par la force de la pensée, au temps et au lieu de sa
réutilisation. Encore mieux que Chronopost !
Après une séance d’apprentissage menée de cette manière, il
est bon que le cerveau des élèves connaisse un temps de repos, ce qui
d'habitude est le rôle dévolu aux inter- cours ou aux récréations… qui n'ont
pas vocation à remplacer les moments de pause évocative, sauf peut-être chez
certains (bons ?) élèves que l’on voit alors se recueillir, s'ils n'ont pas pu le faire pendant le cours précédent, pendant que leurs camarades
« s’éclatent » dans des jeux plus ou moins violents… et oublient la
plus grande part de ce qu’ils viennent d’apprendre (?), aussi bien l’inutile que l’utile !
En alternant ainsi des pauses évocatives et des pauses structurantes,
les élèves auront de bonnes chances
d’avoir leur mémoire au mieux de sa forme, et cela dans le temps même où ils
sont présents à l'école, au collège ou au lycée plutôt que de renvoyer ce
travail de stabilisation et de structuration de la mémoire aux aléas des
activités périscolaires (utiles, mais pour d’autres raisons) ou du travail du
soir à la maison. A l’inverse, on peut
facilement imaginer l’état de la mémoire d’élèves qui « apprennent »
(?) sans projet précis, ou avec
des projets faux ou trop courts, jamais explicités ni donc corrigés, à qui on
ne donne pas durant les cours le temps de se « poser » pour évoquer
et re-évoquer, et qui sont sollicités sans véritables pauses, ni structurantes
ni évocatives, pendant 6 heures et plus par jour… Heureusement il leur reste les nuits…. quand,
adolescents, ils pensent à se ménager des temps suffisants de sommeil… Mais
sans des réactivations systématiques dans la journée précédente, le sommeil ne
suffira probablement pas à lui seul à organiser des souvenirs, quand bien même
ils auraient survécu jusque-là, qui n'auraient
pas été spécifiquement constitués auparavant.
Il est donc surement légitime et nécessaire de réfléchir aux
rythmes scolaires et de les adapter aux réalités désormais mieux connues de l’activité
cérébrale et mentale des élèves. Mais on
ne peut se contenter de décider du rythme et de la durée des pauses à ménager entre
les séquences d’apprentissage, courtes ou longues. A défaut de se préoccuper aussi du rythme à donner
aux séances d’apprentissage elles-mêmes, notre remontée dans les enquêtes de
toutes sortes ne sera pas pour bientôt.
[2]. Yves CITTON enseigne la
littérature française à l'université Stendhal-Grenoble. Il est l’auteur de nombreux livres et de articles consacrés à une réflexion large et profonde sur la modernité occidentale, se situant à l’articulation entre une
lecture des textes du XVIIIe siècle et des questions de philosophie politique contemporaine. Les citations utilisées dans ce message sont tirées de son ouvrage "L'avenir des humanités (Economie de la connaissance ou
cultures de l'interprétation ?) Éditions La Découverte 2010. Il y décrit les conditions de l'interprétation,
indispensable à l’être humain pour ne
pas être submergé par les "autoroutes de l'information" de la
révolution numérique. Pour lui, l'aménagement de « vacuoles
protectrices » ou de « chambre à soi » (référence à Virginie Woolf) est
nécessaire. Le retrait, le ralentissement, l'écart, les vacuoles, l'interruption de la chaîne de l'information ou de
l’activité trop accaparante est nécessaire à toute interprétation.
[3] Je me souviens avec un peu d'émotion d'un homme assez
extraordinaire qui avait voué sa vie et sa fortune personnelle vers le milieu des
années 1950 à constituer, dans une propriété proche de Bordeaux, un lieu de
vacances, véritable refuge pour les enfants défavorisés de la capitale girondine.
Jeune « moniteur » désargenté, j'y passais moi-même mes vacances, à
peu de frais, me consacrant à organiser l'accueil et les loisirs de ces
enfants, déjà à cette époque surexcités et difficiles à cadrer et à calmer.
C'est là qu'un jour, au milieu des cris joyeux d'une grosse centaine de jeunes,
et, déjà, de quelques bagarres inévitables, le maître des lieux me parlait de
la construction d'une volière au cœur même des animations, afin que les enfants
puissent contempler et écouter le chant des oiseaux. Du haut de l'inconscience
de mes presque 18 ans, je trouvais cette idée un peu décalée… pour ne pas dire
farfelue. Mais j'étais encore loin d'imaginer que quelques années après, il
créerait une salle exclusivement réservée au silence, en y consacrant des
moyens importants alors que l'équilibre du budget de l'association était perpétuellement
menacé. Je mesure aujourd'hui combien cet homme en plus d’être idéaliste était visionnaire.
Il avait compris avant tout le monde le besoin vital de ces enfants de trouver un
lieu de ressourcement où se recueillir et se trouver eux-mêmes. On voit actuellement
au cœur de certains quartiers d'affaires s'ouvrir des salles de silence exactement
sur le même modèle… Cela suffira-t-il à faire baisser un peu le bruit du monde
?
[4] Lorsqu'une information perçue par
l'un ou l'autre ou plusieurs de nos sens de perception est traitée dans un second
temps par une activité évocative, spontanée ou volontaire, il se crée dans le
cerveau un réseau complexe de contacts synaptiques faisant intervenir une
quantité importante de neurones dans l'ensemble de notre système cérébral. Ce
réseau n'a pas vocation par lui-même à durer au-delà du temps nécessaire au
travail entrepris (il dure le temps nécessaire à l'évocation, à la réflexion,
la compréhension… etc.). Si l'on veut qu'il perdure au-delà de ce temps
relativement bref de la « mémoire de travail » appelée autrefois
« mémoire à court terme », il convient de l'activer plusieurs fois,
permettant ainsi aux synapses et aux neurotransmetteurs chimiques qui les
composent, de se stabiliser et de constituer un véritable « souvenir » de l’une
de nos « mémoires à long terme ». À défaut de ces réactivations, les
neurones sont utilisés pour d'autres tâches et les contacts synaptiques
modifiés en conséquence. On connaît depuis longtemps les rythmes les plus
efficaces de ces réactivations. Un psychologue anglais, Tony Buzan dès les
années 1970 (Une tête bien faîte ,
Ed . d’Organisation) en a fait une description très précise : après
une dizaine de minutes, le soir même avant de dormir, le lendemain, au bout
d'une semaine, le mois suivant, etc. Certaines de ces réactivations sont
assurées par le rythme des interrogations, contrôles divers qui jalonnent
l'année scolaire. Mais les élèves ne le savent pas et ne profitent pas toujours
au mieux de ces incitations régulières à se « repasser dans leur tête » leurs
évocations…