lundi 4 mars 2013

62 - Pauses structurantes, pauses évocatives, rythmes d’apprentissage.



A l’heure où les partenaires de l’éducation s’affrontent autour du serpent de mer des rythmes scolaires et où la « pause méridienne » fait débat dans les salles de professeurs, on peut s’interroger : la question des rythmes d’apprentissage doit-elle concerner seulement les pauses à ménager entre les temps de travail ou se poser aussi au cœur du temps de travail lui-même ?

Dans mon  message 24 à propos de la « pédagogie du sens » j'écrivais : « À  l'école... il s’agit alors de préparer les jeunes générations à affronter les flux d’informations de toutes sortes dont ils sont bombardés en permanence, de procéder à leur interprétation réflexive (en leur laissant le temps de cette activité toute subjective) …». Arrêtons-nous sur ce temps nécessaire à cette interprétation, source de sens. Quelles en sont les conditions cérébrales et mentales, comment l’organiser pour lui assurer sa meilleure efficacité ?

Les pauses structurantes.

Il y a une quinzaine d'années, une expérience menée en laboratoire sur des rats faisait apparaître le bénéfice pour la mémoire d’un temps de repos suivant un apprentissage. Deux groupes de rats A et B étaient mis dans une même situation d’ « apprentissage » : dans un labyrinthe trouver l’itinéraire pour atteindre des graines. Le groupe A était ensuite mis  au repos alors que le cerveau des rats du groupe B était stimulé par de légères  impulsions électriques (semblables à l’influx nerveux). Quelque temps après, on remettait les deux groupes dans la même situation. Le groupe A retrouvait l'itinéraire appris avec un très faible pourcentage d'erreur. Le groupe B, semblant avoir tout oublié, recommençait  l'apprentissage à partir de zéro.

Plus récemment, une expérience assez concordante a été menée à l'université de Liège, mais cette fois avec des humains. Un groupe de 36 volontaires des deux sexes a été invité à visionner une liste d'une centaine de mots dont certains seulement étaient à retenir. L’activité du cerveau des « cobayes » était enregistrée (IRMf)  pendant l'expérience, ce qui a permis d’observer une activité plus importante de  l'hippocampe selon que le mot était à retenir ou non. Ensuite, la moitié de ces personnes a bénéficié d'une nuit de sommeil normal, les autres restant éveillées toute la nuit, occupées avec des jeux de société ou des visionnages de films. Trois jours plus tard l'ensemble a été de nouveau convoqué.  On a demandé à tous les participants de repérer dans la même liste les mots dont ils devaient se souvenir et ceux qu'ils avaient pour mission d'oublier. Les personnes qui n'avaient pas pu dormir se sont très mal sorties de l'épreuve « confondant beaucoup  les deux catégories de mots et se caractérisant surtout par un large excédent de ceux retenus alors qu’ils auraient dû ne pas l’être ».  

Outre le rôle de l'hippocampe et du sommeil dans la constitution des souvenirs, cette  chercheuse, Géraldine Rauchs, confirme par cette expérience que la faculté d'oubli est essentielle à la structuration de la mémoire et qu’elle s’opère durant des moments de repos ou de pause, lorsque le cerveau est moins sollicité.  Je cite la fin de l’article : ‘’Elle en tire un conseil précieux à l’usage des étudiants : avant l’examen, mieux vaut dormir que de passer une nuit blanche en révisions de dernière minute « car les connaissances trop fraîches, encombrées de souvenirs inutiles, ne peuvent que nuire à l’esprit de synthèse »’’. Nous traduirions, en gestion mentale, qu’elles nuisent à l’exercice de la compréhension approfondie et de la réflexion, activités dont nous savons qu'elles nécessitent  interprétation et discernement, qu’elles s’effectuent dans la durée moyenne ou longue et sont donc toujours consommatrices de temps.  C'est là une expérience familière à tous les accompagnateurs du travail scolaire. Si l'on interroge les élèves  aussitôt après une phase d’apprentissage, ils éprouvent généralement de la difficulté pour en témoigner de façon organisée. Au bout de quelques minutes, le témoignage apparaît déjà plus structuré. Alors après une bonne nuit… ! Les chercheurs appellent ce temps de prise de recul, de maturation cérébrale et purement biologique,  involontaire et non consciente, une « pause structurante ».

On pourrait rapprocher ce type de pauses des « vacuoles » préconisées par Yves citton [2] et qu'il définit ainsi : « Il faut avoir de la place (vide) et du temps (disponible) pour se livrer au travail d'interprétation inventrice qui est au cœur de la production du nouveau. » Ces temps de silence[3] et de recueillement, où l’activité est suspendue,  ménagés hors de la circulation incessante de données, du flux ininterrompu d'informations qui empêche la réflexion, sont à ses yeux indispensables. « Tout autant que de permettre que ça communique, l'impératif est de s'assurer que ça ne communique pas partout et tout le temps : il relève d'une exigence à la fois intellectuelle et politique qu'on puisse bloquer la communication, s’en protéger, se retirer au sein d'une vacuole qui soit hors d'atteinte des flux de sollicitations, de stimulations et de demandes variées. » Ce que cet auteur dit de la surcommunication peut aussi bien s’appliquer à la suractivité extérieure et accaparante, le « faire pour faire »,  le « nez dans le guidon »,  qui a besoin elle aussi de moments d’inactivité extérieure apparente,  d’évaluation de l’action passée et d’anticipation réfléchie d’une action plus pertinente, mieux ajustée à la réalité…

La découverte des pauses structurantes et la nécessité reconnue des vacuoles semblent donc confirmer la nécessité de ménager des temps de « vacance » séparant les séquences d’apprentissage et influant légitimement sur le choix des rythmes scolaires. Elles sont d'ailleurs corroborées par la découverte du "mode par défaut" mis en avant par Francis Eustache, circuit cérébral indépendant mis en route dans la rêverie, la pensée flottante, et particulièrement propice à la créativité ! Pour autant, sont-elles les seules à devoir être prises en compte ?

Les pauses évocatives

Mieux encore que des vacuoles, des pauses structurantes ou même le mode par défaut, au contenu non précisé et le plus souvent non conscient, Antoine de LA GARANDERIE  préconise des moments de pleine activité intérieure, tout-à-fait consciente elle : les « pauses évocatives ». Toutefois ces pauses sont à ménager au sein même des séances d'apprentissage et plus seulement entre elles. De quelle activité s’agit-il donc ?

Pour faire comprendre  aux élèves le  mécanisme de l’oubli dont on a vu plus haut la nécessité concernant les informations inutiles ou parasites « nuisant à l’activité de synthèse », j'utilise une métaphore : la mémoire agit comme une ménagère exigeante qui ferait constamment du ménage et du rangement dans notre cerveau, dès que cesse l’activité consciente (de veille), notamment la nuit. Elle semble nous demander alors : « Ce souvenir est-il important,  est-il à conserver,  est-il destiné à quelque chose de précis ? Où  et comment dois-je le classer ? » Si elle ne reçoit pas de réponse, positive et assez précise, le souvenir est détruit. Principe d’économie ! Mais comment peut-elle savoir qu'un souvenir est important  et comment elle doit le classer ? Parce qu'il est associé à une situation de réemploi. Notre réponse pourrait être : « Oui, il faut le garder,  il me servira à telle action plus tard ». Cette association entre une connaissance et son avenir de réemploi, construite, consciemment ou non,  par la personne au moment de son apprentissage, constitue  l’« étiquette » et l’ « adresse » du souvenir qui facilitent son classement et son rappel au bon moment.  Autrement dit, une information qui n'est pas encadrée par un projet précis de réemploi a toute chance de ne pas être conservée longtemps, ni rappelée convenablement quand bien même elle aurait été en partie comprise, et même automatiquement stockée, au moment de sa réception.

Praticiens de la gestion mentale,  avant toute action d’apprentissage, nous invitons les élèves, à prendre le temps,  et nous leur accordons ce temps, de se mettre en projet, c’est-à-dire d’anticiper par l’imagination aussi bien le but qu’ils vont essayer d’atteindre (déduit de l’analyse de la consigne ou de l’ « objectif » annoncé) que les meilleurs moyens pour eux d’y arriver, et au-delà, l'emploi futur qui pourrait être fait de ce qu'ils auront ainsi appris. Mais nous leur proposons aussi, après l’action, qu’elle soit ou non couronnée de succès, de  pratiquer des retours  volontaires et conscients sur ce qui vient d'être fait pour en recueillir le « contenu d’évocations ». Ces moments d’activité purement mentale, au cours desquels les actions physiques externes sont comme « suspendues »,  nous les appelons des « pauses évocatives ». Tous les professeurs ou formateurs qui font pratiquer ce genre de pauses par leurs élèves sont surpris par la qualité, la densité, la profondeur du silence qui s'installe alors dans la salle. Au point que certains émettent l'hypothèse que l'énergie dégagée par les ondes cérébrales produites par ce moment d'intense activité neuronale collective pourrait être mesurée par les instruments actuellement à la disposition des scientifiques… Quel chercheur serait disposé à mener une expérience dans ce sens ?

Ce qui vient d'être « tenu » par l’attention et la compréhension est ainsi appelé à être revisité, réactivé, « tenu une deuxième fois », c'est-à-dire « re-tenu », et intégré dans le cadre d'un projet de réemploi, qu’il est nécessaire de rappeler (ou de former ... il n'est jamais trop tard !) à ce moment-là. C’est cette intégration, cette projection dans un avenir dûment imaginé d'utilisation de ce tenu-retenu, qui constitue véritablement l’acte ou le geste de mémorisation. Sans trop savoir si c'est l'hippocampe ou non  qui est en jeu (mais c'est bien lui !), nous  permettons ainsi aux élèves, dans une première « réactivation »[4], de stabiliser biologiquement la trace neurale de ce qu’ils viennent de « mettre dans leur tête », c’est-à-dire des informations qu’ils viennent de traiter « en évocation » pour accéder à leur compréhension. Mais nous leur permettons aussi, sur ce qui est désormais pour eux « une connaissance », d’apposer une étiquette « à conserver » qui permettra de la classer dans leur mémoire (sémantique) à long terme, ainsi que l’« adresse » nécessaire pour la  retrouver au moment opportun dans l'avenir qu’ils ont anticipé et où elle sera déjà là, arrivée avant eux, par la force de la pensée, au temps et au lieu de sa réutilisation. Encore mieux que Chronopost !

Après une séance d’apprentissage menée de cette manière, il est bon que le cerveau des élèves connaisse un temps de repos, ce qui d'habitude est le rôle dévolu aux inter- cours ou aux récréations… qui n'ont pas vocation à remplacer les moments de pause évocative, sauf peut-être chez certains (bons ?) élèves que l’on voit alors se recueillir, s'ils n'ont pas pu le faire pendant le cours précédent, pendant que leurs camarades « s’éclatent » dans des jeux plus ou moins violents… et oublient la plus grande part de ce qu’ils viennent d’apprendre (?), aussi bien l’inutile que l’utile !

En alternant ainsi des pauses évocatives et des pauses structurantes, les élèves auront  de bonnes chances d’avoir leur mémoire au mieux de sa forme, et cela dans le temps même où ils sont présents à l'école, au collège ou au lycée plutôt que de renvoyer ce travail de stabilisation et de structuration de la mémoire aux aléas des activités périscolaires (utiles, mais pour d’autres raisons) ou du travail du soir à la maison.  A l’inverse, on peut facilement imaginer l’état de la mémoire d’élèves qui « apprennent » (?)  sans projet précis, ou avec des projets faux ou trop courts, jamais explicités ni donc corrigés, à qui on ne donne pas durant les cours le temps de se « poser » pour évoquer et re-évoquer, et qui sont sollicités sans véritables pauses, ni structurantes  ni évocatives, pendant  6 heures et plus par jour…  Heureusement il leur reste les nuits…. quand, adolescents, ils pensent à se ménager des temps suffisants de sommeil… Mais sans des réactivations systématiques dans la journée précédente, le sommeil ne suffira probablement pas à lui seul à organiser des souvenirs, quand bien même ils auraient survécu jusque-là,  qui n'auraient pas été spécifiquement constitués auparavant.

Il est donc surement légitime et nécessaire de réfléchir aux rythmes scolaires et de les adapter aux réalités désormais mieux connues de l’activité cérébrale et mentale des élèves.  Mais on ne peut se contenter de décider du rythme et de la durée des pauses à ménager entre les séquences d’apprentissage, courtes ou longues.  A défaut de se préoccuper aussi du rythme à donner aux séances d’apprentissage elles-mêmes, notre remontée dans les enquêtes de toutes sortes ne sera pas pour bientôt.


[2].  Yves CITTON enseigne la littérature française à l'université Stendhal-Grenoble. Il est l’auteur de nombreux livres et de articles consacrés à une réflexion large et profonde sur la modernité occidentale, se situant à l’articulation entre une lecture des textes du XVIIIe siècle et des questions de philosophie politique contemporaine. Les citations utilisées dans ce message sont tirées de son ouvrage "L'avenir des humanités (Economie de la connaissance ou cultures de l'interprétation ?) Éditions La Découverte 2010. Il y décrit les conditions de l'interprétation, indispensable à l’être humain pour ne pas être submergé par les "autoroutes de l'information" de la révolution numérique. Pour lui, l'aménagement de « vacuoles protectrices » ou de « chambre à soi » (référence à Virginie Woolf) est nécessaire. Le retrait, le ralentissement, l'écart, les vacuoles, l'interruption de la chaîne de l'information ou de l’activité trop accaparante est nécessaire à toute interprétation.

[3] Je me souviens avec un peu d'émotion d'un homme assez extraordinaire qui avait voué sa vie et sa fortune personnelle vers le milieu des années 1950 à constituer, dans une propriété proche de Bordeaux, un lieu de vacances, véritable refuge pour les enfants défavorisés de la capitale girondine. Jeune « moniteur » désargenté, j'y passais moi-même mes vacances, à peu de frais, me consacrant à organiser l'accueil et les loisirs de ces enfants, déjà à cette époque surexcités et difficiles à cadrer et à calmer. C'est là qu'un jour, au milieu des cris joyeux d'une grosse centaine de jeunes, et, déjà, de quelques bagarres inévitables, le maître des lieux me parlait de la construction d'une volière au cœur même des animations, afin que les enfants puissent contempler et écouter le chant des oiseaux. Du haut de l'inconscience de mes presque 18 ans, je trouvais cette idée un peu décalée… pour ne pas dire farfelue. Mais j'étais encore loin d'imaginer que quelques années après, il créerait une salle exclusivement réservée au silence, en y consacrant des moyens importants alors que l'équilibre du budget de l'association était perpétuellement menacé. Je mesure aujourd'hui combien cet homme en plus d’être idéaliste était visionnaire. Il avait compris avant tout le monde le besoin vital de ces enfants de trouver un lieu de ressourcement où se recueillir et se trouver eux-mêmes. On voit actuellement au cœur de certains quartiers d'affaires s'ouvrir des salles de silence exactement sur le même modèle… Cela suffira-t-il à faire baisser un peu le bruit du monde ?

[4] Lorsqu'une information perçue par l'un ou l'autre ou plusieurs de nos sens de perception est traitée dans un second temps par une activité évocative, spontanée ou volontaire, il se crée dans le cerveau un réseau complexe de contacts synaptiques faisant intervenir une quantité importante de neurones dans l'ensemble de notre système cérébral. Ce réseau n'a pas vocation par lui-même à durer au-delà du temps nécessaire au travail entrepris (il dure le temps nécessaire à l'évocation, à la réflexion, la compréhension… etc.). Si l'on veut qu'il perdure au-delà de ce temps relativement bref de la « mémoire de travail » appelée autrefois « mémoire à court terme », il convient de l'activer plusieurs fois, permettant ainsi aux synapses et aux neurotransmetteurs chimiques qui les composent, de se stabiliser et de constituer un véritable « souvenir » de l’une de nos « mémoires à long terme ». À défaut de ces réactivations, les neurones sont utilisés pour d'autres tâches et les contacts synaptiques modifiés en conséquence. On connaît depuis longtemps les rythmes les plus efficaces de ces réactivations. Un psychologue anglais, Tony Buzan dès les années 1970  (Une tête bien faîte , Ed . d’Organisation) en a fait une description très précise : après une dizaine de minutes, le soir même avant de dormir, le lendemain, au bout d'une semaine, le mois suivant, etc. Certaines de ces réactivations sont assurées par le rythme des interrogations, contrôles divers qui jalonnent l'année scolaire. Mais les élèves ne le savent pas et ne profitent pas toujours au mieux de ces incitations régulières à se « repasser dans leur tête » leurs évocations…

189 - "Si l’on veut permettre à un être humain d’être reconnu comme une personne, il faut lui donner les moyens pour qu’il y parvienne"

Je publie aujourd'hui un autre texte, déjà ancien, extrait de mon fond documentaire personnel. Un de ces textes qui ont nourri ma "...