« Elle a le sens du
jeu… »
Un jour que je prenais des nouvelles de ma
petite fille, O., 10 ans, sa mère me dit qu’elle s’éclatait dans le sport, au
centre hippique avec ses poneys comme sur le terrain de handball où son
équipe était victorieuse de quasiment tous les matches qu’elle
effectuait. Elle ajouta qu’elle était une des meilleures joueuses de cette
équipe, précisant même : "Elle a le sens du jeu" comme le
lui avait dit son entraîneur. Rien ne pouvait me faire plus plaisir
que d’entendre cette appréciation. Elle traduit ce qui est à mes yeux le plus
important dans l’éducation d’un enfant : qu’il ait acquis toutes les clés pour
décrypter le sens des situations qu’il vit et vivra toute sa vie, dans tous les
domaines, de façon à s’y adapter le mieux possible tout en travaillant à leur
amélioration.
Je n’ai jamais vu O. jouer au handball
(les entraînements ont lieu le mercredi et nous la voyons plutôt en week-end.
Mais j’avais déjà remarqué combien elle était bien "dedans" ce sens
lors de son premier concours hippique officiel (10 ans… ! Tout va tellement
vite pour cette génération…Z… comme Zorro ?).
J’étais un peu inquiet en arrivant sur les lieux de cette "première" – l’équitation est un sport par essence dangereux et je tenais à ce qu'elle porte un gilet spécial pour protéger son dos lors des chutes toujours possibles. Mais assez vite mon inquiétude baissa lorsque je la vis se préparer au paddock : les gestes étaient précis, coordonnés, aucune excitation n’apparaissait dans son comportement, aucun signe d’inquiétude sur son visage concentré. Lors de la reconnaissance à pied du parcours d’obstacles, je la vis écouter sérieusement les explications de son instructrice, puis parcourir, toujours à pied et très consciencieusement, le parcours qu’elle aurait à effectuer un peu plus tard à cheval, sans en omettre la moindre partie, le moindre virage, sans "couper le fromage" comme le faisaient plusieurs de ses camarades. Quand vint le moment du parcours officiel, je la vis avec un certain étonnement se comporter comme une vraie professionnelle, attendant patiemment le signal sonore indiquant qu’elle pouvait commencer – signal qui se fit attendre à cause d’un problème avec le concurrent précédent. Elle respecta la volte avant le départ et mit calmement son cheval au galop sur le bon pied… toujours sans aucun énervement apparent. Même si les obstacles n’étaient pas bien hauts, le parcours était assez complexe pour ce niveau d’âge, avec de nombreux virages souvent serrés. Tout se déroula impeccablement. Toujours aussi surpris, je vis O. guider sa jument calmement mais sans hésitation, l’amenant bien droit sur les barres ; au moment du saut son regard quittait l’obstacle actuel pour déjà viser le suivant, signe de grande confiance intérieure... Cela aurait pu n’être que le fruit d’un heureux hasard, d’un alignement favorable des planètes équestres… Je me disais en moi-même que ma petite-fille n’était sans doute pas aussi extraordinaire, que mon amour de grand-père m’aveuglait, faussant mon regard sur ce qui n’était après tout que des qualités bien ordinaires… Pourtant, n’ayant commis aucune faute dans ce premier parcours, O. fut invitée à en effectuer un second, identique mais avec des obstacles légèrement plus hauts. Ce fut un parcours aussi parfait en tous points que le premier, effectué toujours aussi calmement, aussi efficacement, manifestation d’une parfaite entente entre la cavalière et sa ponette. Une vraie pro ! Dans cette occasion, elle fit la parfaite démonstration qu’elle avait acquis "le sens du jeu" dans le sport équestre tout autant qu’au handball.
Et à l’école ? Là aussi, tout se passe
fort bien, avec les erreurs bien compréhensibles et tout à fait nécessaires à
ses apprentissages. On peut dire qu’elle fait partie des "bons
élèves" comme on les aime en salle des professeurs. Qu’est-ce qu’un bon
élève ? C’est un élève qui sait quoi faire, pourquoi et pour- quoi le
faire, comment le faire - en général et lui/ elle en particulier, quand et où
le faire, en autonomie ou avec des partenaires. Il/ elle est "juste" en toute occasion.
Il/ elle a "le sens du jeu scolaire". Manifestement, ce sens-là
aussi ma petite fille le possède.
Serait-elle donc un cas spécial qui
relèverait de la génétique ? Ou bien le "sens du jeu", en
sport ou à l’école, lui serait-il venu de façon magique, comme un
"don" offert par de bonnes fées réunies autour de son
berceau ? Ce serait dramatique et profondément injuste pour les enfants
qui n’auraient pas eu cette chance ! Alors… d’où ce sens lui
vient-il donc ?
Pour le savoir, on pourrait relire mon
message numéro 172. "Savoir par cœur" un texte pour le
théâtre ou une poésie pour la classe… au CM1. Apprentissage avec la Gestion
mentale. J’y décris comment, un an plus tôt, j’avais mené
avec elle une séance d’apprentissage d’un texte pour son activité de théâtre,
après, l’année précédente, celui d’une poésie à déclamer en classe. Il est
peut-être hâtif de conclure à un rapport de causalité directe, mais quand même… Après
ses deux parcours de saut d’obstacle, pendant le pique-nique qui a suivi, j’ai
demandé à O. comment elle avait fait pour installer le parcours dans sa tête au
moment de la reconnaissance à pied, et comment elle l’avait réalisé plus tard à
cheval. Sa réponse nous éclaire : « Je l’avais mis dans ma tête quand
je faisais la reconnaissance, après je le voyais défiler dans ma tête quand je
sautais en me disant ce qu’il fallait que je fasse* ». Comme pour
la poésie et le texte de son atelier théâtre.
Il est probable que l’acquisition de ce
"sens du jeu" qu’elle manifeste aussi bien en sport qu’à l’école doive beaucoup à sa personnalité déjà bien formée et à son éducation
familiale basée sur l’expérimentation autonome, le dialogue et la réflexion
partagée avec ses parents **. Elle a aussi trois demi-sœurs, beaucoup plus
âgées mais très proches, ayant reçu la même éducation, et cela lui fournit des
exemples et un étayage très favorables. Toutefois, l’explicitation des
habitudes mentales mises implicitement en place dans la
famille et leur adaptation aux tâches scolaires a pu
également jouer un rôle. On dit parfois que la gestion mentale pourrait se
résumer à cette boutade : "Ce qui va sans dire va encore mieux en
le disant". Cela est vrai pour éveiller à elle-même une
conscience encore ignorante de ses potentialités, à l’aide des descriptions
explicites des "gestes mentaux de la réussite". Mais aussi pour
accompagner le transfert d’habitudes mentales acquises en milieu concret et
familier (famille, activité manuelle, sport...) à des situations nouvelles aussi abstraites et symboliques que celles
de l’école ; transfert qui, on le sait, ne va pas toujours de soi, surtout
lorsque l’école se dispense d’en fournir les clés aux élèves qui ne les ont pas
acquises ailleurs et qui souffrent tant de cette lourde inégalité.
Nous n’avons qu’un seul et même cerveau pour mener nos activités manuelles, sportives ou scolaires ; et nous n’avons qu’une conscience pour diriger notre cerveau. Cette conscience, exercée implicitement ou, mieux encore, explicitement, dans des situations différentes, dans des domaines différents, à différents niveaux d’abstraction, là est sans doute la véritable source du "sens du jeu" manifesté par ma petite fille dans toutes ses actions.
Pour conclure ce message, on ne me reprochera pas de faire un rapprochement entre les prouesses équestres d’O. et sa
connaissance, implicite ou explicite, de la manière de gérer "Pégase"***,
la cavale mythique qui d’un coup de son merveilleux sabot libère la source du
sens et de la connaissance. Sur les terrains de sport comme à l’école.
* Cela m’a rappelé une anecdote tirée de
ma propre expérience. J’étais moi-même cavalier autrefois et j’avais une
certaine pratique du saut d’obstacles, surtout du Concours Complet, une épreuve
qui réunit un Cross (épreuve de vitesse avec obstacles fixes), un CSO (parcours
d’obstacles à barres mobiles) et une épreuve de dressage (démonstration du
calme et de l’obéissance du cheval, de son degré de dressage). Lorsque, en
1990, j’ai débuté la formation de Profil pédagogique à l’Institut Supérieur de
Pédagogie (ISP), Antoine de la Garanderie ayant demandé un volontaire pour
faire une démonstration de cet exercice si particulier, je m’étais proposé. Il
m’avait demandé de détailler une activité qui m’était familière. J’avais alors
raconté comment je m’y prenais pour reconnaître les parcours de Cross avant une
épreuve : l’observation des obstacles, de leur construction, de leurs abords,
leurs difficultés particulières, la consistance du terrain, son inclinaison,
etc. Je précisais la manière dont j’enregistrais tout cela en me parlant
intérieurement et comment j’imaginais que j’allais conduire mon cheval en me
faisant le film de cette approche accompagné de mes commentaires ; je voyais
dans ma tête se dérouler le parcours, d’abord comme un spectateur qui me
verrait passer, puis moi-même en selle ne voyant plus que l’avant de mon cheval
et le chemin/paysage qui défilait devant nous, les obstacles qui se rapprochaient, tout
en me formulant les consignes adéquates : ralentir, conduire, rééquilibrer,
envoyer de l’énergie...
** Dans les années 1980 des
recherches ont été effectuées pour vérifier s’il y avait un rapport entre
l'éducation familiale et la réussite scolaire. Parmi d’autres facteurs pouvant
être déterminants - notamment socio-économiques - J. Lieutrey, un
chercheur qui fait encore référence aujourd’hui, distinguait alors trois
modèles d’éducation parentale pouvant favoriser ou contrarier cette
réussite :
- un modèle autoritaire, dans lequel "un contrôle trop rigide vient inhiber chez l’enfant l’envie d’explorer le monde, pousse à la conformité plus qu’à la curiosité, entraînant passivité, anxiété face à l’échec, voire des comportements obsessionnels"
- à l’exact opposé, un modèle laxiste, dans lequel "aucune limite n’est proposée à l’exploration du monde par l’enfant, ne lui permettant pas de structurer le réel, ni d’avoir assez de repères pour s’y mouvoir et se construire"
- entre les 2, un modèle dit "démocratique" qui "conjugue la confiance en l’enfant autorisé à explorer les lieux, les objets, les idées, les contacts avec d’autres, enfants ou adultes, et une initiation aux règles et aux normes sociales en les expliquant plus qu’on les imposant, ce qui facilite leur appropriation raisonnée et durable. Cette éducation concoure à développer l’autonomie et la responsabilité".
***P.E.G.A.S. Projet Global
d’Apprentissage Scolaire… ou Sportif…