Ce message est un développement de ma note à la fin du
message 19.Article écrit en février 2011.
C'est une évidence, notre monde scolaire est en crise.
Une crise sans précédent sans doute dans son histoire, au point que ce sont les
principes mêmes sur lesquels il repose qui semblent mis en question. On voit
pointer de ci de là des propositions qui tendraient non seulement à réduire le
nombre de professeurs (en plus des mauvaises raisons politiques et économiques
actuelles), mais également à résoudre les problèmes immobiliers posés à tous
les niveaux d'études. La transmission des savoirs (de plus en plus nombreux et
complexes) n’est-elle pas aussi bien assurée chez soi avec un ordinateur
personnel (didacticiels en tous genres) qu'en classe ? Au vu du rythme accéléré
de l’évolution des technologies informatiques, il est sûr que des
évolutions sont nécessaires en ce domaine, et elles sont déjà engagées.
Pourtant je ne suis pas certain que l'usage incontournable, même guidé par
un enseignant, de ce qu'on appelle les TICE (Technologies de l'information et de la communication pour
l'éducation), suffira à résoudre le problème posé à notre école. Il
me semble qu’il y a à sa dégradation d'autres causes plus profondes
(économiques, sociologiques ou « sociétales » comme on dit, mais
également cognitives…) qui ne disparaîtront pas avec un bouleversement des
seuls moyens de la transmission. L’une de ces causes me semble être d’ordre
linguistique. Elle repose sur un contresens largement répandu au sujet du sens
même du mot "apprendre".
Souvent lors de stages je pose cette question aux
stagiaires à brûle pourpoint. : « Si je vous demandais maintenant
d'aller couper du bois, comment le couperiez-vous ? » Invariablement
les réponses sont : « avec une scie » ou « avec une
hache », ou encore : « en bûches » ou « en
tas de branches ». Très exceptionnellement, j'entends quand même
quelques rares : « ça dépend pour quoi faire ». Je
demande alors : « Ce bois que vous avez coupé conviendrait-il pour
fabriquer un violon ? » Surprise, réactions désappointées, un peu
agressives parfois : « Vous ne l'aviez pas dit avant ». Alors
pourquoi ne pas l'avoir demandé ? Essayez de faire ce petit test autour de vous
et vous verrez par vous-même. Chacun « coupe son bois » en fonction
de ses besoins habituels ou de son expertise, c'est-à-dire en fonction de ses
automatismes : qui pour se chauffer dans un poêle, qui pour élaguer les arbres
de son jardin, qui, menuisier de métier, pour faire des planches, etc. «
Pour moi, couper du bois c’est forcément faire des bûches, je ne vois pas ce
que je pourrais faire d’autre». Il en est ainsi de toutes choses :
nous sommes des êtres d'habitudes, d’automatismes et de croyances. Devant toute
situation, nouvelle ou non, ce sont eux qui guident nos réactions ou nos
anticipations. Prendre en compte autre chose, comme un besoin ou une attente
qui nous soient étrangers, demande toujours une disponibilité, une décentration
peu confortable puisqu'elle exige de nous une adaptation à une autre
perspective de sens et donc un dérangement plus ou moins agréable du « complexe
impur de nos connaissances empiriques déjà constituées » pour
reprendre l'expression de Bachelard (message 23).
Transposons maintenant dans le domaine scolaire.
Demandons à nos élèves : « Comment apprenez-vous vos leçons, vos
cours ? (ou abordez-vous un énoncé…ou rédigez-vous une copie…) »
Les réponses indiqueront naturellement les moyens (outils ou méthodes)
habituellement employés. Beaucoup plus rarement vous entendrez le, pourtant, si
important : « ça dépend pour quoi en faire, dans quel but ».
Quelles habitudes, quels automatismes ou croyances commandent souterrainement
ces moyens pas toujours bien adéquats ? Quelle peut en être l’origine qui
les a ainsi constitués à l’insu des élèves eux-mêmes et qui serait donc la
cause de leurs difficultés ?
Dans « Accompagner… » j’ai insisté sur
le faux, le « détestable » (message 19) projet de sens,
pourtant si répandu, que représente la restitution au
professeur de ce que les élèves ont appris : « pour moi, apprendre
c’est pouvoir montrer au professeur que j'ai appris, que j'ai travaillé ».
Il me paraît que ce « mauvais » projet est partagé par la plupart des
acteurs de l'école : élèves bien sûr, mais aussi professeurs
et parents pour une fois d'accord, au moins sur ce point. Et même
d'éminents spécialistes... On trouve ce terme de
"restitution" dans tous les ouvrages sur l’apprentissage.
Jusqu’alors, je m’étais borné à constater cet état de choses et les dégâts qui
en découlent pour la réussite et la motivation des élèves. Le projet de
restitution détermine, en le pervertissant et en le réduisant, le champ des
moyens mis en œuvre dans leur travail (reproductions et rabâchages indigestes,
superficialité de la compréhension, désorganisation du travail fait au dernier
moment…). Mais d’où vient ce « faux » projet, pourquoi est-il si
répandu. Récemment, j'ai réalisé qu’il pouvait avoir une origine tout à fait
identifiable… et qui me crevait pourtant les yeux.
J'ai déjà aussi souligné (« Accompagner… »,
pp 66-67 et message 19) que dans « apprendre » (=
ad-prehendere) le préfixe « ad (= pour)» indique un
mouvement d'anticipation, donc un pro-jet* visant l'avenir. Apprendre
n'est pas un verbe intransitif : on ad-prend toujours quelque
chose. Le contenu de l'apprentissage a son importance et
ses contraintes, certes, et il serait dangereux de l'oublier. Mais ce
qu’on prend (même si les chemins de ce "prendre" sont différents
selon les personnes et selon qu’il s’agit d’un cours d’histoire, d’un poème ou
d’un théorème, etc.…) c’est aussi toujours pour quelque
chose (autre chose que le contenu lui-même) dont on a conscience
dans un avenir plus ou moins proche (un but personnel à réaliser, un objectif à
atteindre, un besoin ou un désir, un projet de sens à
satisfaire...). C’est le sens du « pour » qui donne le sens
du « prendre ». Or il est une interprétation de ce pour qui
constitue à mes yeux un véritable contresens. Souvent en effet on
traduit apprendre par « prendre pour soi », alors même
que rien n'indique que le « ad » renvoie à soi-même plutôt
qu'à autre chose d'extérieur à soi. Sauf si cet « autre chose » est
illisible, maintenu dans l’obscurité ou dans une extériorité contraignante et
inaccessible, et, qu’alors, il ne reste plus qu’à s’accrocher à ce qu’on
l’on croit si bien tenir : soi-même.
Du reste, cette centration sur soi n'est-elle pas
conforme au très vieux (?) modèle pédagogique « du vase (de la tête)
vide à remplir » ? Ce modèle de l'apprentissage-remplissage n'a jamais été
complètement détrôné par ses successeurs (comportementalisme, cognitivisme,
mentalisme) ni par les découvertes les plus récentes des neuro-psychologues sur
le fonctionnement du cerveau et le rôle de la conscience dans toute
connaissance. Ce vieux modèle est d’autant plus présent qu’il est accompagné
d'une conception, elle aussi discutable, de l'évaluation qui consisterait alors
uniquement à s'assurer de ce remplissage et de sa conformité en observant sa
« restitution » par l’élève ? « Montre-moi de quoi ta
tête s’est remplie » semble dire le professeur. « Voyez tout
ce que j’ai mis dans mon vase que vous pensiez vide » semble répondre
l’élève en déversant, en "déballant" (restituant) devant son
professeur ce qu’il a « incorporé » (mais souvent si peu
« digéré »… ou alors si mal, si peu en conformité à ce qui a
été « versé » au départ…). Des trois sens de « restituer »
(rendre son repas, rendre un objet volé à son propriétaire, rendre à son
état d'origine un objet déformé ou dégradé), seul le dernier peut avoir un lien
avec le monde scolaire. Il signifie alors que l'on veut vérifier
l'état dans lequel l'élève a intégré, a incorporé,
s'est approprié les notions transmises par son professeur.
Lorsque l'on sait que pour comprendre il est indispensable d'interpréter, de
traduire, de transformer (de mettre dans une autre forme, donc avec le risque
de déformer) ce que l'on comprend, cette vérification est bien sûr
nécessaire. Mais du même coup, elle indique à l’élève, qui n’a guère
d’autres éclairages à ce sujet, le « but à atteindre » de son
apprentissage. Et les adultes, pas beaucoup mieux conscients d’autres buts à
indiquer aux élèves, d’organiser leur action autour de cette représentation.
On ne va donc considérer dans l'apprentissage
(versant élève) comme dans l’enseignement (version professeur) que
les seuls moyens constitutifs de ce « prendre pour soi ».
C'est-à-dire tout ce qui concerne l'intégration des savoirs, leur appropriation
par l'élève. Je « prends pour moi » ce qui m’est nécessaire pour
satisfaire mes propres besoins, désirs, ou mes propres projets de sens si l'on
se réfère à la gestion mentale. Une fois ces besoins et projets de sens
personnels satisfaits, l'action d'apprendre se trouve accomplie et donc
s'arrête. Et si l’évaluation se porte sur autre chose (acquisition de
compétences, résolution de problémes, production réflexive, communication
écrite ou orale…), on peut comprendre que l’élève « ne soit plus
là » : le « pour soi » n’englobe pas ces objectifs là.
Cette vision tronquée du monde scolaire entraîne au
moins deux conséquences. Tout d'abord l'interprétation que l'élève fait du
« prendre pour soi » l’amène tout naturellement au «
j'apprends, je travaille pour moi », dont nous savons à quelles
impasses cela peut le mener dans son apprentissage. Notamment ce
« virus » pervertit le sens des activités de réflexion et de
communication qui conditionnent la réussite scolaire. Ce "projet trop
court" néglige tout ce que l’élève est appelé à faire (et qu'il ne
pourra donc réaliser convenablement le moment venu) avec ce qu’il a
incorporé dans la seule perspective d’un « retour à
l’envoyeur ». De plus, ce travail ne peut soutenir bien longtemps son
activité cognitive et sa motivation « intrinsèque ».
Quant au pédagogue, dont traditionnellement (et
symboliquement) la charge est « d'accompagner l'élève sur le chemin de
l'école », il voit son trajet* singulièrement raccourci s'il doit conduire
l'élève « de soi à soi ». S'occuper exclusivement des moyens
personnels d’un élève de prendre pour lui les objets qui lui
sont présentés est une activité qui tourne vite en rond. Je ne peux m'empêcher
de penser à Guillaume, lycéen grand EIP (élève à l'intelligence précoce ou
à haut potentiel), plein de tics et renfermé sur lui-même, qui me
confiait lors d'un stage : «Tout ce que vous nous faites découvrir sur
nous-mêmes et nos moyens personnels d'apprendre, je le fais déjà mais tout à la
fois. Je ne vois pas ce qui pourrait m'aider à mettre de l'ordre dans tout ça ».
Le même, épanoui à la fin du stage, faisait ce bilan : « Je ne me
souciais pas de ce que je pouvais faire avec ce que j'apprenais, je n'en avais
pas la moindre idée ou je le comprenais mal. Maintenant, j'ai réalisé que mes
moyens pouvaient se mettre en ordre par rapport à ces objectifs que je
négligeais jusqu'ici, comme résoudre des problèmes et communiquer avec les
autres. »**
A l'opposé de cette vision réductrice et dévoyée du
monde scolaire, en dévoilant les opérations qui suivent l’étape initiale,
toujours nécessaire mais non suffisante, de l’appropriation des savoirs,
« Pégase » est la concrétisation d’une autre interprétation
d’apprendre, : prendre (a) en soi (étape
incontournable) des savoirs "connus" (dont le sens, donc, est
"constitué" par soi -même, notamment par l'acte
d'évocation), (b) pour en faire des outils de
compréhension du monde et de résolution des problèmes rencontrés (tant au sens
de les résoudre que de décider de leur priorité) et (c) pour être
en mesure de communiquer (en amont comme en aval) avec ses semblables (par une
maîtrise progressive du langage).
A l'Ecole (en général) plutôt que de têtes vides à
remplir, que de pâtes tendres à modeler ou de machines intelligentes à régler,
il s’agit alors d'aider les jeunes générations à affronter les flux
d’informations de toutes sortes dont ils sont bombardés en permanence, à
procéder à leur interprétation réflexive (en leur laissant le temps de cette
activité toute subjective) et de les utiliser pour mieux vivre dans un monde en
mutation accélérée en s'intégrant dans les réseaux d’une communication
planétaire et hyper sophistiquée dont nous voyons chaque jour qu'elle inaugure
une structuration tout à fait nouvelle de nos sociétés (voir les bouleversements
géopolitiques bien d’actualité ***). Ils pourront alors entrer correctement
préparés dans une véritable « société de la connaissance », en cours
de constitution, et en être des acteurs « constituants » plutôt que
les acteurs-assujettis* soumis aux injonctions de pouvoirs plus ou
moins occultes, aux diktats de médiocres manipulateurs de ce qui n'est encore
qu'une "société de l'information" (mal gérée de surcroît).
Antoine de LA GARANDERIE cite en exergue de Comprendre
et Imaginer cette phrase d’Arthur Mugnier : « Je
crois que l’avenir de l’humanité sera la conquête définitive de la liberté
intérieure ». Mais pour Spinoza, l’homme devient libre par la
connaissance de sa propre nature (le sens de son « soi », de son
"pouvoir être") associée à la connaissance de
l’ordre du monde (celui qui était avant, celui qui est aujourd’hui et celui qui
vient… et qu’on ne connaît pas encore), monde dans lequel il peut déployer pleinement
ses "projets de sens". Le pédagogue ne peut alors se contenter
de conduire son élève vers la seule découverte du sens de lui-même, il doit
aussi prendre en compte le sens du monde, y compris celui du « monde
scolaire » qui a mission de préparer les jeunes à l’avenir par la
découverte du sens du monde passé. Quant au sens de cet avenir, il n’est pas
écrit d’avance, il est à inventer. C’est le sens de la pédagogie d’aujourd’hui
de permettre aux jeunes de constituer « de leurs mains riches de sens ****» » l’ordre de leur monde de demain. Le
« trajet » est sans doute un peu plus long et plus risqué… les choix
plus complexes que par le passé pour accomplir un tel projet d’accompagnement.
Mais il en vaut vraiment la peine.
* J.P. Boutinet (Psychologie des conduites à projet,
1993) décline les différents sens du « jet » d’un projet en
fonction de ses différents préfixes : pro-jet, su-jet, ob-jet, tra-jet,
re-jet et sur-jet. Ces distinctions m’ont beaucoup aidé dans ma pratique
d’accompagnement des projets d’Orientation des jeunes dont j’avais la
responsabilité. C’est une grille d’analyse pertinente de la situation d’un
jeune face à ses choix pour l’avenir. On pourra lire sur ce sujet un texte que j’ai écrit il y a une quinzaine
d’années.
** On a là un bon exemple de ce que peux être un
"pouvoir être sans projet" qui peut conduire à l'inefficacité la plus
belle des intelligence. Voir La Garanderie, " Critique de la
Raison pédagogique", 1997, p. 111.
*** 2011 est l'année qui a vu les bouleversement des
"printemps arabes", inaugurant une période de troubles dont nous ne
sommes pas encore sortis en 2020.*
**** pour reprendre la belle métaphore de Prométhée "
voleur et acteur de sens" développée par A. de LA GARANDERIE dans Critique
de la raison pédagogique. 1997. 65-77. Le sens est immanent à la conscience de
l'homme et immanent signifie " demeurer entre les mains ". On pense
aussi aux "5 questions de la Compréhension"... comme les 5 doigts
d'une main riche de promesses de sens..
Bonsoir Guy,
RépondreSupprimerUne fois de plus, je ne prends que trop rapidement le temps de te remercier pour ces articles et réflexions et apartés et méditations essentiels, autant de piqûres de rappel et de jalons pour une pédagogie intelligente, vivante, riche, et éminemment fidèle à celle d'Antoine.
Je vérifie constamment dans les propos de mes élèves comme certains sont "autistes" dans leurs apprentissages, seulement parce que l'étape de communication n'existe pas. Et quand ils la comprennent, certains sont découragés par cette tâche hors-projet. Or elle est tellement déterminante, vitale simplement.
A nous de l'éclairer, d'y donner goût, tu nous aides à y travailler, merci!
Avec mon amitié,
Thérèse