mardi 19 février 2013

61 - Enseigner avec la Gestion Mentale : Apprendre à "faire apprendre" !

Je publie ici un article écrit pour "La Lettre", organe de la Fédération des Associations "Initiative et Formation" qui forme les formateurs et les praticiens en Gestion Mentale ( voir le site de la Fédération : http://www.ifgm.org/).



Depuis plus de 20 ans, je rencontre les enseignants pour les former à la gestion mentale, et pour une partie, je travaille avec eux dans des stages ou dans leur classe même. Cette expérience m'inspire quelques réflexions que je vous livre ici.

En premier lieu, il ne faut pas confondre "enseigner la gestion mentale" et "enseigner avec la gestion mentale". Il arrive qu'après leur stage, les nouveaux formés  proposent à leurs élèves une initiation à l'évocation, aux gestes mentaux d'attention et de mémorisation. Parfois on va un peu plus loin avec des entrées dans les gestes d'imagination,  de compréhension. Plus rarement on aborde celui de réflexion  : quand l'Ecole ne reconnaît pas aux élèves le droit à l'erreur, pourtant constitutive de tout apprentissage, ce geste mental, avec sa complexité et son environnement d'incertitude et de prise de risque, a de quoi en effet inquiéter autant l'enseignant que l'élève. Toutefois cette initiation, au demeurant indispensable, se déroule assez souvent en dehors des cours habituels dans divers dispositifs d’aide : modules, temps d'accompagnement personnalisé, séances d'accompagnement individualisé…  Quant à ce qui se passe pendant la classe elle-même, après les quelques semaines qui suivent une formation, où les professeurs tentent d'appliquer quelques-unes de leurs découvertes (pauses évocatives, incitation à évoquer, timides tentatives de dialogue pédagogique, exhortations à mémoriser…), on constate bien souvent le retour plus ou moins rapide aux vieilles habitudes. Dans les années 80, au début de "l'aventure" de la gestion mentale, certains auteurs (mal informés…)  avaient beau jeu de lui reprocher d'être trop souvent "une béquille du cours magistral".

C'est vrai qu'il faut aller assez loin dans la compréhension de cette approche pédagogique pour qu'elle puisse modifier de manière substantielle le positionnement même d'un enseignant dans son cœur de métier : la transmission. De sa mission de "transmetteur de savoirs" il lui faut en effet passer à celle  "d'accompagnateur d’apprentissage". La formation actuelle des enseignants, en France tout au moins, consiste  essentiellement à transmettre des savoirs acquis pendant leurs années d'université. Fort peu, trop peu, d'intérêt et de temps est consacré à s'intéresser à leur réception par les élèves. Mais qu'est-ce qu'une transmission qui ne se soucie pas d'être bien reçue ? Dans toute transmission, il faut considérer autant le pôle émetteur que le pôle récepteur. C'est bien là le problème que nous avons : des enseignants de plus en plus experts dans la maîtrise de leur discipline (disciplines par ailleurs de plus en plus cloisonnées du fait même de leur approfondissement), et dans le même temps de moins en moins avertis des problématiques liées à la réception des savoirs qu'ils ont mission de transmettre.

La gestion mentale se réfère explicitement à la phénoménologie. Dans mes formations actuelles j'utilise deux textes d'Heidegger. J'en extrais ici deux citations pour aider à comprendre le changement de positionnement induit par une formation à la gestion mentale. Dans un premier texte, Heidegger compare enseigner (l’émetteur) et apprendre (le récepteur) : 

« Enseigner est encore plus difficile qu'apprendre. On le sait bien, mais on y réfléchit rarement. Pourquoi enseigner est-il plus difficile qu'apprendre ? Ce n'est pas que celui qui enseigne doit posséder une plus grande somme de connaissances et les avoir toujours disponibles. Enseigner est plus difficile qu'apprendre, parce qu'enseigner veut dire "faire apprendre". Celui qui véritablement enseigne ne fait même rien apprendre d'autre qu'apprendre. »[1]

On imagine les réactions inquiètes qu’une telle déclaration peut susciter chez des enseignants qui n'ayant à leur disposition que leurs connaissances à transmettre se sentent fragilisés par un tel discours. Mais si notre école  éprouve aujourd'hui autant de difficultés à enseigner ces savoirs de plus en plus complexes et volumineux, n’est-ce pas qu'il y a un problème au niveau de leur réception, c'est-à-dire du pôle "apprendre" ? Comment alors résoudre ces difficultés ?

Dans un deuxième extrait, Heidegger nous amène plus loin encore. Il définit ainsi ce qu'à ses yeux doit être le "véritable apprendre" et en conséquence le véritable "enseigner" :

« Ce véritable apprendre est ainsi un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce qu'au fond il a déjà. À cet apprendre correspond aussi l'enseigner. Enseigner, c’est donner, offrir. Mais ce qui est offert dans l'enseignement n'est pas ce qui peut être appris ; ce qui est donné à l'élève, c'est seulement l'indication lui permettant de prendre par lui-même ce qu'il a déjà. Quand l'élève ne fait que prendre possession de quelque chose qui lui est offert, il n'apprend pas. Il ne commence à apprendre que lorsqu'il éprouve ce qu'il prend comme ce qu'il a déjà lui-même en propre. Là seulement est le véritable apprendre, où prendre ce qu'on a déjà, c'est se-donner-à-soi-même, et où cela est éprouvé en tant que tel. Enseigner ne veut donc rien dire d'autre que laisser les autres apprendre, c'est-à-dire se porter mutuellement à l'apprendre. »[2]

Je suis resté longtemps à chercher ce que Heidegger voulait dire par ce « prendre par lui-même ce qu'il a déjà lui-même en propre. » J’étais dans l’idée que ce qui comptait  pour qu’un élève réussisse était une bonne réception des savoirs transmis, mais cela ne correspondait en fait qu’en une simple "prise de possession de ce qui lui était offert", et donc, selon Heidegger, il n’apprenait pas vraiment. Certes, je savais avec Bachelard que celui qui apprend n'est pas un vase vide que l'on cherche à remplir, qu'il a déjà en lui des conceptions, des connaissances avec lesquelles doivent forcément composer les acquisitions nouvelles. Je savais aussi combien ces connaissances préalables peuvent être des obstacles importants à toute compréhension du nouveau. Je savais aussi avec La Garanderie qu’il possédait "au fond" de lui les moyens de son apprentissage et qu’il fallait seulement lui "donner les indications" nécessaires à son activité mentale, à la pratique des gestes mentaux. Mais cela signifie seulement qu’on ne peut "prendre" qu'avec ce que l'on a déjà (et donc, parfois, "contre" ce qu'on a déjà). Cela ne correspondait donc pas tout à fait à la pensée d'Heidegger : "se-donner-à-soi-même".

C’est en retravaillant, pour une formation à Lausanne, le geste de compréhension autour du modèle des "cinq questions" [3], qui sont pour moi les opérateurs  de la recherche de sens qu'un sujet adresse à l'objet qu'il veut comprendre, que je crois avoir approché un peu mieux ce que recouvre l’expression d’Heidegger. En effet, qu'est-ce que l'élève a "déjà en lui-même en propre" avant de rencontrer l'objet à "prendre" pour le comprendre ? L'élève ne peut comprendre que ce qui correspond à sa capacité  naturelle de sens, à  ses projets de sens déjà installés au fond de lui, projets qui orientent sa demande de sens dans une direction spécifique et dont la satisfaction provoque un "euréka" jubilatoire. Ce sont ses propres projets de sens qui lui permettent de "se-donner-à-soi-même" ce qu’il prend et comprend.  Quant à "ce qu'il a déjà lui-même en propre", c'est sa qualité d' "être-au-monde" et son "pouvoir être" qui lui procure un accès direct à l'objet de sa compréhension, par la familiarité qu'il entretient avec le monde qui l'entoure et avec lui-même en tant qu'il "se comprend comprenant". Le pouvoir de sens vient de lui, est en lui, déjà, avant même que son effort de compréhension ne lui permette de s'en aviser, par les projets de sens qu'il forme spontanément, ou qu'on peut l'aider à découvrir et à s'habituer à adresser aux objets et aux êtres qui l'entourent. Là se trouve  le ressort intime et originel de l’autonomie véritable dans l’apprentissage, ou mieux dans la "connaissance", toujours accompagné d’un sentiment très fort de libération et de plaisir lorsque ce prendre par soi même  est "éprouvé comme tel". "On n’entend (au sens de comprendre) que ce qu'on attend " se plaisait à dire Antoine de LA GARANDERIE. J'ai pensé aussi à la phrase de Pascal sur un tout autre sujet : "tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé."

Pour enseigner avec la gestion mentale, il s’agirait donc d'organiser la transmission des savoirs au-delà de leur seule bonne réception (vérifiée par une simple et un peu servile "restitution" de ce qui a été "offert"), mais bien plutôt autour de leur "véritable" apprentissage par les élèves, de façon à ce qu'ils "se donnent à eux-mêmes" ce qui est à apprendre au moyen de leurs propres projets de sens (source d'une "réutilisation" autonome bien plus satisfaisante). Il ne s’agit plus seulement alors d’enseigner avec la gestion mentale, mais bien d’enseigner par la gestion mentale des élèves eux-mêmes. Comment faire ?  Il y a à Lausanne une école qui recrute uniquement des élèves à haut-potentiel en difficulté avec une scolarité traditionnelle et qui a la Gestion mentale pour principe pédagogique à tous les niveaux : L'Ecole La Garanderie. Il se trouve que son jeune directeur suivait la formation ; il m'a appris que les professeurs utilisaient régulièrement avec les élèves, qui travaillent de façon  totalement autonome, les "cinq questions" de la compréhension [3],  traitées sous forme de schémas heuristiques et qu'ils commençaient à introduire le geste de réflexion opérateur de la réutilisation de ces savoirs "bien-acquis". Par ailleurs, Georges Gidrol a rendu compte de l’utilisation qu’il faisait de ce même modèle en cours de Physique dans la dernière Lettre d’IF. De son côté, Yves Lecocq, professeur d'histoire-géographie, décrit dans un numéro récent des Cahiers pédagogiques [4], la manière dont il organise, dans une classe traditionnelle de lycée, le travail de ses élèves autour de leur confrontation personnelle avec des textes, desquels ils sont amenés à dégager le sens par eux-mêmes. Enfin, dans un Collège du Sud-Ouest [5], c’est l’ensemble des enseignants, en équipe autour de leur Directeur, Mikel Erramouspé, lui-même formateur en GM, qui s’efforce de pratiquer une pédagogie qui permet de "laisser les élèves apprendre" (voir un exemple donné par un professeur de Mathématiques de ce collège dans mon message 77). Ce ne sont là que des exemples que je connais, en plus de celui de la classe de méthodologie de Toulouse dont j’ai souvent rendu compte dans ce blog. Il y en a sûrement beaucoup d’autres. 

Cette pédagogie semble remplir de bonheur les enseignants qui s’y consacrent. Mais, et Yves LECOCQ  le souligne bien [6], c'est aussi au prix d'un dessaisissement provisoire de la "multiscience" de l'enseignant, avec ce que cela provoque de déstabilisation, d'incertitude, de questionnement, d’inconfort…  L'enseignant n'est jamais tout à fait sûr de ce que l'élève "se donne à lui-même" de ce qu'il voudrait  (devrait …) lui transmettre. Il n'y a pas ici de méthode infaillible, l'enseignant qui travaille ainsi est dans une constante inquiétude qui est le lot de tout apprentissage puisqu'il n'a jamais fini d'apprendre à enseigner de cette façon : chaque élève possède un pouvoir de sens qui lui est propre et qu'il faut l'aider à découvrir... et ils sont tous différents à ce niveau. Mais qu'il se rassure, Heidegger l'encourage dans cette voie : « Celui qui enseigne ne dépasse les apprentis qu’en ceci qu’il doit apprendre encore beaucoup plus qu’eux, puisqu'il doit apprendre à "faire apprendre". Celui qui enseigne doit être capable d'être plus docile que l'apprenti. Celui qui enseigne est beaucoup moins sûr de son affaire que ceux qui apprennent de la leur. C'est pourquoi dans la relation de celui qui enseigne à ceux qui apprennent, quand c'est une relation vraie, l'autorité du "multiscient" ni l’influence autoritaire de celui qui a une charge n'entrent jamais en jeu.[1]»  Et de conclure : « Le véritable enseignant ne se distingue de l’élève qu’en ce qu'il peut mieux apprendre et a plus authentiquement la volonté d'apprendre. Dans tout enseigner c'est l'enseignant qui apprend le plus.[2] »

Alors enseigner avec la Gestion mentale, facile ? Pas tout-à-fait. Enthousiasmant ? Assurément, autant pour l’enseignant que pour ses élèves. Et, en plus, très efficace.



[1]  Qu’appelle-t-on penser ? M. Heidegger, PUF, 2007
[2] Qu’est-ce qu’une chose ? M. Heidegger, Gallimard, 1988
[3] Dans le chapitre sur le geste de Compréhension dans, Accompagner le travail des adolescents avec la pédagogie des Gestes mentaux, G. Sonnois, Chronique Sociale, 2009
[4]  Cahiers Pédagogiques, N°493, décembre 2011, Le Lycée, entre collège et supérieur, Y. Lecocq, « Lorsque Pégase donne des ailes ». L'auteur développe son approche du modèle pédagogique Pégase, dans son volet « enseignants ».
[5] Collège Saint-Michel Garicoïtz, à Cambo, Pyrenées Atlantique. Un projet pluriannuel autour du modèle pédagogique « Pégase », qui concerne toute la communauté éducative, enseignants, parents, élèves.
[6 Dans son article, Yves Lecocq écrit notamment ceci : « Ce qui m'est apparu comme le changement le plus important et le plus lourd de conséquences, par rapport à ma pratique antérieure, a été ma décision de ne plus être source des savoirs à apprendre par les élèves. Dans ma discipline, histoire-géographie, si propice à des péroraisons sans fin, il s'agit d'un renoncement qui peut sembler étrange, voire suicidaire, mais qui m'a, en fait ouvert un espace de liberté extraordinaire. »

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