Je publie ici un article écrit pour "La Lettre", organe de la Fédération des Associations "Initiative et Formation" qui forme les formateurs et les praticiens en Gestion Mentale ( voir le site de la Fédération : http://www.ifgm.org/).
Depuis plus de 20 ans, je rencontre les enseignants pour les former à la gestion mentale, et pour une partie, je travaille avec eux dans des stages ou dans leur classe même. Cette expérience m'inspire quelques réflexions que je vous livre ici.
Depuis plus de 20 ans, je rencontre les enseignants pour les former à la gestion mentale, et pour une partie, je travaille avec eux dans des stages ou dans leur classe même. Cette expérience m'inspire quelques réflexions que je vous livre ici.
En premier lieu, il ne faut pas confondre "enseigner
la gestion mentale" et "enseigner avec la gestion mentale". Il arrive qu'après leur stage, les nouveaux formés proposent à leurs élèves une initiation à l'évocation, aux gestes mentaux d'attention et
de mémorisation. Parfois on va un peu plus loin avec des entrées dans les
gestes d'imagination, de compréhension.
Plus rarement on aborde celui de réflexion : quand l'Ecole ne reconnaît pas aux élèves le droit à l'erreur, pourtant constitutive de tout apprentissage, ce geste mental, avec sa complexité et son environnement d'incertitude et de prise de risque, a de quoi en effet
inquiéter autant l'enseignant que l'élève. Toutefois cette initiation, au
demeurant indispensable, se déroule
assez souvent en dehors des cours habituels dans divers dispositifs d’aide : modules, temps d'accompagnement personnalisé,
séances d'accompagnement individualisé… Quant
à ce qui se passe pendant la classe elle-même, après les quelques semaines qui
suivent une formation, où les professeurs tentent d'appliquer quelques-unes de
leurs découvertes (pauses évocatives, incitation à évoquer, timides tentatives
de dialogue pédagogique, exhortations à mémoriser…), on constate bien souvent
le retour plus ou moins rapide aux vieilles habitudes. Dans les années 80, au
début de "l'aventure" de la gestion mentale, certains auteurs (mal
informés…) avaient beau jeu de lui
reprocher d'être trop souvent "une béquille du cours magistral".
C'est vrai qu'il faut aller assez loin dans la compréhension
de cette approche pédagogique pour qu'elle puisse modifier de manière substantielle
le positionnement même d'un enseignant dans son cœur de métier : la
transmission. De sa mission de "transmetteur de savoirs" il lui faut en effet
passer à celle "d'accompagnateur d’apprentissage". La formation actuelle des
enseignants, en France tout au moins, consiste essentiellement à transmettre des savoirs acquis pendant leurs années d'université. Fort peu, trop peu,
d'intérêt et de temps est consacré à s'intéresser à leur réception par les
élèves. Mais qu'est-ce qu'une transmission qui ne se soucie pas d'être bien
reçue ? Dans toute transmission, il faut considérer autant le pôle émetteur que
le pôle récepteur. C'est bien là le problème que nous avons : des enseignants
de plus en plus experts dans la maîtrise de leur discipline (disciplines par
ailleurs de plus en plus cloisonnées du fait même de leur approfondissement),
et dans le même temps de moins en moins avertis des problématiques liées à la
réception des savoirs qu'ils ont mission de transmettre.
La gestion mentale se réfère explicitement à la phénoménologie.
Dans mes formations actuelles j'utilise deux textes d'Heidegger. J'en extrais
ici deux citations pour aider à comprendre le changement de positionnement
induit par une formation à la gestion mentale. Dans un premier texte, Heidegger
compare enseigner (l’émetteur) et apprendre (le récepteur) :
« Enseigner est encore plus difficile
qu'apprendre. On le sait bien, mais on y réfléchit rarement. Pourquoi enseigner
est-il plus difficile qu'apprendre ? Ce n'est pas que celui qui enseigne doit
posséder une plus grande somme de connaissances et les avoir toujours
disponibles. Enseigner est plus difficile qu'apprendre, parce qu'enseigner veut
dire "faire apprendre". Celui qui véritablement enseigne ne fait
même rien apprendre d'autre qu'apprendre. »[1]
On imagine les réactions inquiètes qu’une telle déclaration
peut susciter chez des enseignants qui n'ayant à leur disposition que leurs
connaissances à transmettre se sentent fragilisés par un tel discours. Mais si
notre école éprouve aujourd'hui autant
de difficultés à enseigner ces savoirs de plus en plus complexes et volumineux,
n’est-ce pas qu'il y a un problème au niveau de leur réception, c'est-à-dire du
pôle "apprendre" ? Comment alors résoudre ces difficultés ?
Dans un deuxième extrait, Heidegger nous amène plus loin
encore. Il définit ainsi ce qu'à ses yeux doit être le "véritable
apprendre" et en conséquence le véritable "enseigner" :
« Ce véritable
apprendre est ainsi un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce
qu'au fond il a déjà. À cet apprendre correspond aussi l'enseigner. Enseigner,
c’est donner, offrir. Mais ce qui est offert dans l'enseignement n'est pas ce
qui peut être appris ; ce qui est donné à l'élève, c'est seulement l'indication
lui permettant de prendre par lui-même ce qu'il a déjà. Quand l'élève ne fait
que prendre possession de quelque chose qui lui est offert, il n'apprend pas.
Il ne commence à apprendre que lorsqu'il éprouve ce qu'il prend comme ce qu'il
a déjà lui-même en propre. Là seulement est le véritable apprendre, où prendre
ce qu'on a déjà, c'est se-donner-à-soi-même, et où cela est éprouvé en tant que
tel. Enseigner ne veut donc rien dire d'autre que laisser les autres apprendre,
c'est-à-dire se porter mutuellement à l'apprendre. »[2]
Je suis resté longtemps à chercher ce que Heidegger voulait
dire par ce « prendre par lui-même ce qu'il a déjà lui-même en propre. » J’étais dans l’idée
que ce qui comptait pour qu’un élève
réussisse était une bonne réception des savoirs transmis, mais cela ne correspondait
en fait qu’en une simple "prise de possession de ce qui lui était offert",
et donc, selon Heidegger, il n’apprenait pas vraiment. Certes, je savais avec
Bachelard que celui qui apprend n'est pas un vase vide que l'on cherche à
remplir, qu'il a déjà en lui des conceptions, des connaissances avec lesquelles
doivent forcément composer les acquisitions nouvelles. Je savais aussi combien
ces connaissances préalables peuvent être des obstacles importants à toute
compréhension du nouveau. Je savais aussi avec La Garanderie qu’il possédait "au
fond" de lui les moyens de son apprentissage et qu’il fallait seulement
lui "donner les indications" nécessaires à son activité mentale, à la
pratique des gestes mentaux. Mais cela signifie seulement qu’on ne peut "prendre"
qu'avec ce que l'on a déjà (et donc, parfois, "contre" ce qu'on a déjà). Cela ne
correspondait donc pas tout à fait à la pensée d'Heidegger :
"se-donner-à-soi-même".
C’est en retravaillant, pour une formation à Lausanne, le
geste de compréhension autour du modèle des "cinq questions" [3], qui sont pour moi les opérateurs
de la recherche de sens qu'un sujet adresse à l'objet qu'il veut comprendre, que
je crois avoir approché un peu mieux ce que recouvre l’expression d’Heidegger. En
effet, qu'est-ce que l'élève a "déjà en lui-même en propre" avant de rencontrer l'objet à
"prendre" pour le comprendre ? L'élève ne peut comprendre que ce
qui correspond à sa capacité naturelle de sens, à ses projets de sens
déjà installés au fond de lui, projets qui orientent sa demande de sens dans
une direction spécifique et dont la satisfaction provoque un "euréka" jubilatoire. Ce sont ses propres projets de sens qui lui
permettent de "se-donner-à-soi-même"
ce qu’il prend et comprend. Quant à "ce qu'il a déjà lui-même en propre", c'est sa qualité d' "être-au-monde" et son "pouvoir être" qui lui procure un accès direct à l'objet de sa compréhension, par la familiarité qu'il entretient avec le monde qui l'entoure et avec lui-même en tant qu'il "se comprend comprenant". Le pouvoir de sens vient de lui, est en lui, déjà, avant même que son effort de compréhension ne lui permette de s'en aviser, par les projets de sens qu'il forme spontanément, ou qu'on peut l'aider à découvrir et à s'habituer à adresser aux objets et aux êtres qui l'entourent. Là se trouve
le ressort intime et originel de l’autonomie véritable dans
l’apprentissage, ou mieux dans la "connaissance", toujours accompagné d’un sentiment très fort de libération et de plaisir lorsque ce prendre par soi même est "éprouvé comme
tel". "On n’entend (au sens de
comprendre) que ce qu'on attend " se
plaisait à dire Antoine de LA GARANDERIE. J'ai pensé aussi à la phrase de
Pascal sur un tout autre sujet : "tu ne
me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé."
Pour enseigner avec la gestion mentale, il s’agirait donc
d'organiser la transmission des savoirs au-delà de leur seule bonne réception (vérifiée par une simple et un peu servile "restitution" de ce qui a été "offert"), mais bien plutôt autour
de leur "véritable" apprentissage par les élèves, de façon à ce
qu'ils "se donnent à eux-mêmes" ce qui est à apprendre au moyen de
leurs propres projets de sens (source d'une "réutilisation" autonome bien plus satisfaisante). Il ne s’agit plus seulement alors d’enseigner avec la gestion mentale, mais bien d’enseigner
par la gestion mentale des élèves eux-mêmes.
Comment faire ? Il y a à Lausanne une école qui recrute uniquement des élèves à haut-potentiel en difficulté avec une scolarité traditionnelle et qui a la Gestion mentale pour principe pédagogique à tous les niveaux : L'Ecole La Garanderie. Il se trouve que son jeune directeur suivait la formation ; il m'a appris que les professeurs utilisaient régulièrement avec les élèves, qui travaillent de façon totalement autonome, les "cinq questions"
de la compréhension [3], traitées
sous forme de schémas heuristiques et qu'ils commençaient à introduire le geste de réflexion opérateur de la réutilisation de ces savoirs "bien-acquis". Par ailleurs, Georges Gidrol a rendu compte
de l’utilisation qu’il faisait de ce même modèle en cours de Physique dans la dernière Lettre d’IF. De son côté, Yves Lecocq, professeur
d'histoire-géographie, décrit dans un numéro récent des Cahiers pédagogiques [4], la manière dont il
organise, dans une classe traditionnelle de lycée, le travail de ses élèves
autour de leur confrontation personnelle avec des textes, desquels ils sont amenés
à dégager le sens par eux-mêmes. Enfin, dans un Collège du Sud-Ouest [5], c’est l’ensemble des
enseignants, en équipe autour de leur Directeur, Mikel Erramouspé, lui-même
formateur en GM, qui s’efforce de pratiquer une pédagogie qui permet de "laisser les élèves apprendre" (voir un exemple donné par un professeur de Mathématiques de ce collège dans mon message 77). Ce ne sont là que des exemples que je connais,
en plus de celui de la classe de méthodologie de Toulouse dont j’ai souvent rendu
compte dans ce blog. Il y en a sûrement beaucoup d’autres.
Cette pédagogie semble remplir de bonheur les enseignants
qui s’y consacrent. Mais, et Yves LECOCQ le
souligne bien [6],
c'est aussi au prix d'un dessaisissement provisoire de la "multiscience" de l'enseignant,
avec ce que cela provoque de déstabilisation, d'incertitude, de questionnement, d’inconfort… L'enseignant n'est jamais tout à fait sûr de
ce que l'élève "se donne à lui-même" de ce qu'il voudrait (devrait …) lui transmettre. Il n'y a pas ici
de méthode infaillible, l'enseignant qui travaille ainsi est dans une constante
inquiétude qui est le lot de tout apprentissage puisqu'il n'a jamais fini
d'apprendre à enseigner de cette façon : chaque élève possède un pouvoir de sens qui lui est propre et qu'il faut l'aider à découvrir... et ils sont tous différents à ce niveau. Mais qu'il se rassure, Heidegger
l'encourage dans cette voie : « Celui
qui enseigne ne dépasse les apprentis qu’en ceci qu’il doit apprendre encore
beaucoup plus qu’eux, puisqu'il doit apprendre à "faire apprendre". Celui qui enseigne doit être capable d'être
plus docile que l'apprenti. Celui qui enseigne est beaucoup moins sûr de son
affaire que ceux qui apprennent de la leur. C'est pourquoi dans la relation de
celui qui enseigne à ceux qui apprennent, quand c'est une relation vraie,
l'autorité du "multiscient" ni l’influence autoritaire de celui qui a une
charge n'entrent jamais en jeu.[1]» Et de conclure : « Le véritable enseignant ne se distingue de l’élève qu’en ce
qu'il peut mieux apprendre et a plus authentiquement la volonté d'apprendre.
Dans tout enseigner c'est l'enseignant qui apprend le plus.[2] »
[1] Qu’appelle-t-on
penser ? M. Heidegger, PUF,
2007
[3] Dans le chapitre sur le geste de
Compréhension dans, Accompagner le
travail des adolescents avec la pédagogie des Gestes mentaux, G. Sonnois,
Chronique Sociale, 2009
[4]
Cahiers Pédagogiques, N°493, décembre
2011, Le Lycée, entre collège et supérieur,
Y. Lecocq, « Lorsque Pégase donne des ailes ». L'auteur développe son
approche du modèle pédagogique Pégase, dans son volet « enseignants ».
[5] Collège Saint-Michel Garicoïtz, à
Cambo, Pyrenées Atlantique. Un projet pluriannuel autour du modèle pédagogique
« Pégase », qui concerne toute la communauté éducative, enseignants, parents,
élèves.
[6 Dans son article, Yves Lecocq écrit
notamment ceci : « Ce qui m'est apparu comme le changement le plus important et
le plus lourd de conséquences, par rapport à ma pratique antérieure, a été ma
décision de ne plus être source des savoirs à apprendre par les élèves. Dans ma
discipline, histoire-géographie, si propice à des péroraisons sans fin, il
s'agit d'un renoncement qui peut sembler étrange, voire suicidaire, mais qui
m'a, en fait ouvert un espace de liberté extraordinaire. »
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