mardi 20 mars 2018

119 - Quand l’Ecole anesthésie l’intelligence des élèves !


J’ai fait part dans mon message 117 de mon étonnement, de ma tristesse et d'une certaine colère, en constatant combien les jeunes que j’accompagne en début de lycée se sont depuis longtemps détournés de l’activité de compréhension lorsqu’il s’agit d’objets scolaires à apprendre, ce qu’ils font (quand ils le font encore …) sans aucun  plaisir, et bien sûr sans aucune efficacité. On comprend mieux alors qu’ils se détournent d’un apprentissage qui  leur procure aussi peu de satisfaction intellectuelle.

Je raconte comment ces ados de 15 -16 ans ont été surpris et très intéressés par l’exemple que je leur ai donné en guise d’ introduction du stage consacré à la compréhension approfondie (les 5 questions), nécessaire à tout transfert ultérieur de leurs connaissances. Je leur ai cité l’explication de la règle d’orthographe* « m devant m-b-p », que j’avais trouvée dans l'excellent blog « Azraelle au CE2 » (azraelle.eklablog.com/m-devant-m-b-p-a127198034#comment-87145520). Leur réaction a été immédiate et unanime, presque agressive : « Pourquoi ne nous a-t-on pas expliqué ça plus tôt ? J’aurais tellement aimé travailler de cette façon ! ». Et aussi : « J’ai pris l’habitude d’apprendre sans chercher à comprendre, mais ça ne m’intéresse pas du tout ! ».

Du comportement si naturel du jeune enfant avec ses « pourquoi ? », les années d’école et de collège les auraient ainsi fait passer à un « comportement appris » d’application sans questionnement ni discussion de ce qu’ils apprennent (si mal, du coup).  « Fais ce qu’on te dit, ne cherche pas à comprendre ! Tu m’ennuies avec tes questions ! » Et l’enfant s’habitue à ne plus chercher à comprendre… à l’école.  « Une règle c'est une règle point ! Il n'y a qu'à l'appliquer ! *», me rétorque-t-on chaque fois que j’aborde cette question en stage d’adultes. Ou " Ils sont trop jeunes pour comprendre ces explications !" Surtout si l’adulte les ignore lui-même ! Alain, le philosophe également enseignant, ne disait-il pas  : «  Pour enseigner il faut supposer chez l’enfant toute l’intelligence du monde » ?

Le reste du stage a été pour ces jeunes  une découverte vraiment « révolutionnaire », la découverte qu’ils  pouvaient investir leur intelligence dans leur apprentissage, qu’ils  pouvaient s’autoriser à comprendre ce qu’ils apprenaient, sans forcément attendre que la lumière leur soit donnée de l’extérieur. Bien sûr la "machine à comprendre" est encore un peu rouillée, mais leurs témoignages de fin de stage, la lumière dans leurs yeux, leur redressement physique même, étaient des signes évidents que ces jeunes s’étaient réveillés et remis en route après tant d’années d’anesthésie intellectuelle.

J’ai voulu en savoir un peu plus sur les raisons d’un tel marasme et je me suis demandé comment on apprenait aujourd’hui ce genre de règles en primaire et au collège, en partant de l’exemple d’Azraelle,  de niveau CE2. J’ai donc consulté sur Internet tous les sites qui en faisaient état. Je n’ai pas été déçu : on trouve en abondance, sur les blogs spécialisés ou les sites officiels, des fiches-leçon, des exemples, des exercices et même des évaluations.  Le résultat est à la hauteur de mes craintes : AUCUN de ces sites (hors celui d’Azraelle) ne fournit ne serait-ce qu’une tentative d’explication rationnelle de cette règle.

 Pourtant, leurs auteurs rivalisent d’imagination, de couleurs (Ah ! Les couleurs …ça explique tellement bien !), de schémas avec des flèches, des ronds et des carrés, de dessins, de figurines plus ou moins humoristiques, de fiches standard  ou « à manipuler » (géniales certaines !), de jeux, de moyens mnémotechniques les plus insolites… jusqu'à  des vidéos et même un film d'animation...Quel boulot ! Ils sont vraiment admirables, ces professeurs des écoles ou leurs formateurs, d’acharnement, d’inventivité et de temps passé ...bénévolement... pour essayer de faire entrer cette règle dans le crâne de leurs jeunes élèves. Mais quand l'essentiel est perdu de vue, les moyens s'accumulent sans fin... Voici une petite sélection  de mes trouvailles (j’ai conservé les plus élaborées) :

Des fiches de leçons, données en modèles…

Des jeux…

Des poissons et des monstres

Des fiches animées , appelées « lecons à manipuler (LAM) »  (quel travail !) :

Des exemples à profusion…

Des efforts « d’innovation » (Ah ! Ah ! mon intérêt s’éveille !) pour « donner du sens » : la famille à la rescousse… Papa-Maman-Bébé …

Des vidéos, avec grands sourires enjôleurs…, voix lentes…, syllabes bien détachées (on doit mieux comprendre quand c’est lent…), des « je m’explique » mais sans la suite attendue…, Jusqu’au recours à « l’allergie » qu’éprouverait le « n » pour ses voisines « m-b-p »…et même une petite attention pour les « visuels »  (Ah ! la gestion mentale…c’est si simple !) On trouve vraiment de tout, avec des feutres, des tableaux, des petites ampoules (la lumière…ça aide à comprendre, non ? Euréka !):

Même un petit film d’animation (quelle patience !…pour le regarder jusqu’au bout...dans l'attente - vaine - de l'explication espérée...) :

Jusqu’à la presse qui s’en mêle (ou qui « s’emmèle », avec M devant m…) !

Et le poMpon (mais pas le boNbon… ! Tiens au fait, pourquoi ?) :
On trouve aussi à profusion des modèles d’exercices et d’évaluations : de toutes les sortes, de tous les formats, de toutes les longueurs, avec même des dictées spéciales…

Là, je trouve un modèle d’évaluation dont la première question débute par: « Explique pourquoi… : » Ça y est ! Je suis enfin au bout de mes peines ? Je vais voir la fiche-leçon  qui correspond  pensant y trouver enfin l’explication tant espérée… Déception ! Il n’y a rien…. L’explication (en fait il s’agît plutôt d’une « justification »….mais on na va pas chipoter sur les mots, n’est-ce pas ? on est à l’école quand même !) est à la seule charge de l’élève…à qui l’on n’a pourtant rien expliqué ! Et cela,  à 7- 8 ans… dans le stress d’un de ces moments forts de l’apprentissage si prisés des Inspecteurs… Chapeau ! Il fallait y penser !


La leçon (pas expliquante du tout) :

Poursuivant  ma recherche je tombe quand même sur une page intitulée : « La langue française et ses caprices » :

Chance ! Ça démarre très bien. L’auteur semble aller dans mon sens avec sa première phrase : «Si jamais votre enfant vous demandait pourquoi il doit écrire certains mots avec un N et d’autres avec un M, que lui répondriez-vous? » Je crois tenir enfin mon Graal ! Las ! D’explication, d’origine, il n’est nullement question. L’auteur énumère un certain nombre de recherches dans de vieux manuels savants avant de donner sa langue au chat : « Il doit pourtant y avoir une raison pour laquelle ces  n sont devenus des m.  Mais personne n’en souffle mot. » Ça c’est bien vrai et j’en fais foi ! Et ça  ne date donc pas aujourd'hui  ! Alors l’auteur se contente d’expliquer … toutes les exceptions à la règle !

Je me tourne alors vers des sites « extrascolaires ».  Peut-être seront-ils  plus explicites sur le pourquoi du comment… Un début d’explication m’est aussitôt fourni par « Pourquois.com » (intéressante, l’orthographe de ce mot... invariable ! Heureusement les enfants ne lisent pas ce genre de site...ils ont tellement d'autres occupations sur internet...). On y trouve un début d’explication par le passage du latin au français,  et la transformation de syllabes latines en diphtongues françaises…mais ça reste un peu vague et surtout difficile à exploiter en CE2.

Enfin, un site, québécois (c’est vrai que vis-à-vis de leur langue d’origine, nos amis canadiens ont su garder un certain respect et peut-être conserver quelques secrets que, trop sûrs de nous, nous aurions perdus…). J'y trouve une explication plus explicite à partir de la phonétique, avec la distinction des consonnes nasales et labiales, et lui aussi fait référence au latin :

Et c’est tout !

Finalement, la seule fiche-leçon qui fournisse à la fois l’origine exacte et simple de la règle et son exploitation  judicieuse avec des enfants, c’est donc Azraelle qui la propose au prix d’une recherche personnelle… que tous les autres auraient pu mener en s’en donnant juste la peine : il m’a fallu deux clics ( en tout cas c'est bien  moins chronophage et plus efficace que des vidéos ou des films d'animation...).  Azraelle précise ainsi la raison qui l’a poussée à aller plus loin que ses collègues: « Voilà, tous les ans je me prends la tête sur cette règle que tous les élèves connaissent par cœur... sans jamais l'appliquer !»  

Et elle indique plus loin, dans les commentaires : «  Mes élèves ont été très réceptifs à ces explications, ils se sont appliqués à prononcer les lettres en faisant attention à la position des lèvres. Ils avaient l'air convaincus »(des élèves " acteurs" de leur formation ?) et encore : « Je peux vous confirmer que mes élèves ont non seulement été capables toute cette année de rappeler l'origine de la règle, mais que son application a été plus facile pour eux ! CQFD ! » Tant il est vrai, aujourd’hui comme hier, qu’"un ordre (ou une règle…) dont on a compris et approuvé les raisons sera appliqué avec conscience et efficacité. Un ordre (une règle…)  subi à contrecœur, sera saboté inconsciemment ou non ! » Vieux principe de commandement, parfaitement applicable à nos "chères têtes blondes...ou pas".

On notera que la fiche d’Azraelle n’est pas surchargée de schémas, de couleurs, de personnages plus ou moins drôles **, pas d’animaux bizarres, ni de poissons ou de méchants monstres, pas non plus de trains et de chef de gare, toutes choses destinées à séduire plus qu’à convaincre. Une explication rationnelle, facilement assimilée par des enfants, lui suffit pour atteindre son objectif, avec en prime l’intérêt et l’amusement de ses élèves (et de mes ados, donc). Elle "prend" ses élèves  par l'intelligence***, pas par la séduction. 

Bravo à vous, Azraelle ! Il ne reste plus qu’à souhaiter que vous fassiez largement école dans votre futur métier de formatrice. Certes, il y a toujours eu des professeurs qui, comme vous, cherchent à  éveiller, à stimuler la curiosité naturelle de leurs élèves. Mais il faut qu'ils soient de plus en plus nombreux. A quelques réactions portées à ma connaissance, ils semble que d'autres professeurs expliquent comme vous la règle à leurs élèves… quand ils en connaissent eux-mêmes la raison (après avoir consulté votre fiche ?). Certains me disent qu'ils le font, mais qu'ils ne pensaient pas nécessaire de l'indiquer dans les fiches qu'ils mettent en ligne. Je m'en  réjouis. Mais alors pourquoi abonder autant dans l'application, les exemples, les évaluations… et si peu, voire pas du tout dans l'explication ? Serait-ce considéré comme secondaire ? Alors que c'est si fondamental pour tant de personnes ! Et si, pour certains, "cela va sans dire"... disons leur que "ça va aussi bien (et même beaucoup mieux...) en le disant" !
A l'heure où l'intelligence artificielle s'annonce comme la prochaine révolution de nos vieilles civilisations, il est plus que jamais nécessaire de stimuler et de développer, en premier lieu à  l'école,  celle si naturelle de nos enfants. 

En tout cas, en attendant,  vous m’avez bien aidé à débloquer une classe de seconde qui s’est remise, en partie grâce à vous, à espérer atteindre le sens de ce qu’on apprend au lycée. Et de cela, je tiens à vous remercier tout particulièrement.

* Une règle à toujours une histoire ou une explication. Il n'y a que les postulats qui n'en ont pas. Et il n'y en a pas tant que ça dans les programmes scolaires...

** Je donne généralement aussi d'autres exemples, celui de l'origine de l'orthographe du mot "bathyscaphe" (et il y en a tellement d'autres...), celui de la règle d'accord des participes passés employés avec être ou avoir, celui du théorème de Pythagore ou encore celui des identités remarquables... On les trouvera détaillés dans "Accompagner le travail des adolescents...", pages 212-228. Mais celui d'Azraelle, que j'utilisais pour la première fois, est plus rapide et son effet est immédiat ! En plus il est plus "ancien" que les autres dans l'histoire personnelle de ces jeunes et il les renvoie au plus loin de leurs souvenirs de difficulté scolaire... Et donc il est bien plus "percutant" !

***Juste une image d’Astérix… Normal pour une règle qui nous vient des Romains… Mais notre petit gaulois national n’a donc pas tout envoyé en l’air, comme il le faisait si allègrement des malheureux  légionnaires de Jules César ! Dommage, penseront  peut-être quelques écoliers… ou d’autres.

**** Dans " La formation de l'esprit  scientifique" G.Bachelard cite un auteur ancien : "Un homme qui raisonne, qui démontre  même, me prend pour un homme, je raisonne avec lui, il me laisse la liberté de jugement et ne me force que par ma propre raison. Un homme qui crie " voilà  un fait " me prend pour un esclave".

2 commentaires:

  1. bon, merci pour cet article bien assassin :)
    Comme j'ai l'immense honneur d'être citée, je vais donc répondre...
    Sachez que j'explique l'origine de cette règle (maintenant que je la connais) à mes petits élèves de 6/7 ans. Sachez qu'ils font des OOOOOhh, des AAAAAhhh (et beaucoup de euhhh aussi), mais non pas à un moment je n'ai imaginé mettre cela par écrit dans la leçon. Et pourtant, je n'ai pas l'impression d'"anesthésier l’intelligence de mes élèves"...

    Je leur parle aussi de la naissance du ^ et de la cédille, mais c'est une autre histoire...

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    1. Bonjour Djédie, j’ai mis un moment à vous répondre parce que je n’avais pas vu votre commentaire qui était resté dans les paramètres (modération ) que je ne maîtrise pas encore parfaitement. Bien sûr, mon article est un peu raide, je vous l’accorde. Il est le résultat de mon mouvement d’humeur quand j’ai constaté dans quel état de marasme intellectuel se trouvaient mes élèves de 15 ans par rapport à des règles qu’ils n’ont pas eu l’occasion de comprendre dans leurs années d’école et de collège. Bien entendu, je sais qu’il y a des professeurs qui essayent d’aller dans le sens (ou à contresens ?) d’Azraelle, de Farfa, et donc de vous-même désormais. Au moins ceux que j’ai formés… directement ou par la lecture de mon livre… du moins je l’espère ! Ce que je veux simplement dire, et j’ai rajouté un petit paragraphe à mon texte pour le préciser, c’est que dans tout ce que j’ai trouvé sur Internet il n’est question, en abondance, que d’application et d’évaluation, et rien du côté de l’explication. Pourquoi alors publier tant de matériel sur le versant applicatif et rien sur l’autre ? D’autre part je sais par les professeurs de collège et lycée, qu’ « on » leur recommande de ne pas abonder dans les démonstrations… Pas de temps à perdre, paraît-il. Cela m’a été encore confirmé récemment par un professeur de mathématiques qui essayait de montrer à ses élèves (au lycée…) comment on pouvait démontrer je ne sais plus quelle racine carrée… Je tente une hypothèse : la démonstration est toujours abstraite, puisqu’il s’agit d’un lien de causalité qui de plus fait appel à d’autres connaissances, le plus souvent en dehors du sacro-saint « programme ». Il est peut-être plus aisé de matérialiser des applications, concrètes, elles, comme des supports d’évaluation. Qu’en pensez-vous ?

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189 - "Si l’on veut permettre à un être humain d’être reconnu comme une personne, il faut lui donner les moyens pour qu’il y parvienne"

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