lundi 5 avril 2021

162 - Pour développer l'attention, augmenter la palette des projets de sens !

 Aujourd’hui je viens de faire une expérience curieuse. Je relis actuellement la Critique de la raison pédagogique d’Antoine de la Garanderie. C’est une lecture très dense. Mon esprit est en mouvement permanent, entre passé, futur et présent. Des liens se forment avec des expériences passées ou des souvenirs d’élèves ; des questions jaillissent ; des anticipations de réinvestissement se projettent vers l’avenir. Tout ceci s’effectue au moyen d’évocations très précises de situations, de personnages, de brefs petits dialogues, avec moi-même ou avec des interlocuteurs imaginaires. Tout un monde est là, présent, vit, va et vient, se bouscule parfois dans ma "sphère" intérieure (l’attention n’est pas un état stable, elle est un bouillonnement d’activité, une hyperactivité mentale ; un enfant attentif est un hyperactif… mental ). Dans un équilibre très actif, mon attention est partagée entre l’extérieur, mon œil (unique depuis plus de 65 ans…) qui capte les mots du livre, et mon monde intérieur qui les déchiffre automatiquement et en extrait du sens qui vient nourrir le spectacle de ma compréhension.

Puis, d’un coup, sans que j’y prenne garde, un des acteurs de mon théâtre intime, criant plus fort que les autres, domine, occupant toute la place de mon esprit qu’il entraîne loin de la scène, dans quelque coulisse ou même encore plus loin dans les souterrains de ma mémoire, provoquant un déséquilibre de mon attention vers l’intérieur. Dans le même temps pourtant, je continue mécaniquement ma lecture, comme en "pilotage automatique", sans qu’un sens nouveau ne vienne enrichir mon scénario : je ne suis plus conscient de cette activité externe. Soudain, un mot vient interrompre ce déséquilibre : mon déchiffrage automatique bute sur un mot que je ne connais pas – en l’occurrence "intususception" * – et il s’arrête. Mon attention est alors tout entière attirée vers ce mot insolite et la voilà du coup de nouveau déséquilibrée, cette fois vers l’extérieur.

Étonné je prends conscience de tout ce qui vient de se passer. Je constate alors que trois étapes se sont déroulées :

·        Je suis en pleine activité d’attention : mon œil parcourt un texte ; un vieil automatisme transfère les mots écrits du dehors en mots oraux du dedans, dans une verbalisation (subvocalisation) que moi seul peux entendre, ce qui provoque la mise en scène de mon spectacle intérieur ; mon attention est comme partagée entre l’extérieur et l’intérieur, un peu comme sur ses deux pieds marchant de conserve. Elle maintient un équilibre précaire entre l’extérieur et l’intérieur, comme le funambule se maintient sur son fil avec son balancier oscillant en permanence d’un côté à l’autre.

·        Un élément plus fort du spectacle interne attire à lui toutes ma capacité d’attention, ce qui crée un déséquilibre et coupe le contact avec l’extérieur. Mon attention est alors totalement enfermée dans mon spectacle. Je suis comme à cloche-pied, sur mon pied intérieur.

·         Puis ma lecture automatique des mots vus sans aucun écho dans ma conscience, sans apporter d’éléments nouveaux à mon théâtre interne, vient buter sur un mot qu’elle ne peut déchiffrer. Mon attention quitte alors brusquement mon intérieur pour se focaliser sur cet élément extérieur et insolite. Me voici de nouveau à cloche-pied, mais cette fois sur l’autre pied, celui de l’extérieur.

Ayant pris conscience de ces deux déséquilibres successifs, je reprends ma lecture au début du paragraphe et cherche à rassembler de nouveau dans mon attention l’extérieur et l’intérieur. Je constate que cela me demande un effort de concentration et je m’interroge sur ce qui le constitue.

Une image me vient alors à l’esprit : celle d’une boule de Canton à deux sphères, l’une extérieure richement sculptée, l’autre intérieure finement ajourée, au diamètre très légèrement inférieur ; les deux animées de mouvements indépendants. La sphère extérieure est pourvue de plusieurs ouvertures, chacune correspondant à l’un des sens de perception : une pour les yeux, une pour les oreilles, une pour la bouche, etc.

La sphère intérieure ne possède qu’un seul orifice, toujours ouvert dans les deux directions : vers la sphère extérieure avec qui elle est quasiment en contact, et vers son propre intérieur permettant le contact avec ma vie mentale. Le jeu attentionnel consisterait alors à faire se correspondre l’ouverture unique de la sphère intérieure avec l’une ou l’autre des ouvertures extérieures, selon la nécessité perceptive : écouter parler quelqu’un, regarder un film, sentir un bon vin, etc.

 

Reprenons l’exemple de ma lecture :

  1. Quand je lis pour faire du sens, la sphère extérieure maintient actif son orifice visuel qui permet à mes yeux de saisir les mots du texte ; ma sphère intérieure s’ajuste étroitement à cet orifice et permet la communication entre les mots vus et ma conscience. Mon activité automatique de déchiffrage peut alors se coupler harmonieusement avec ma saisie du sens, ma conscience recevant les informations externes nécessaires à la constitution du spectacle de ma compréhension.
  2. Quand le spectacle prend le dessus, l'orifice visuel externe s'inactive. Mon attention est déséquilibrée vers l’intérieur.
  3. Quand le mot insolite survient, l'orifice visuel reprend vie mais ma sphère intérieure se désajuste coupant la communication. Mon attention bascule tout entière vers l’extérieur ; les lumières du théâtre intérieur s’éteignent brutalement et le spectacle disparaît aux yeux de ma conscience.

L’effort d’attention consisterait donc à maintenir ajustés et ouverts les orifices de mes deux sphères de manière à laisser passer les rayons de la lumière extérieure pour illuminer mon spectacle intérieur (ou les ondes sonores pour écouter, ou les olfactives pour sentir, etc…). Cet ajustement est à proprement parler une "con-centration", la centration conjointe de mes deux sphères - partageant le même centre, le cœur de mon activité mentale - sur l'objet de mon attention. Cette "conjonction de mes sphères" est réalisée automatiquement par mes apprentissages passés (ici apprentissage de la lecture). Mais elle est toujours fragile et il suffit de bien peu de choses pour la déséquilibrer : trop d’extérieur ou trop d’intérieur. Le projet consciemment formé et fermement maintenu (effort, travail…) d’évoquer à partir des mots lus est le seul moyen pour maintenir à volonté cet ajustement-conjonction et cet équilibre au mieux de mon attention pour satisfaire pleinement mon exigence de compréhension. Ce qui vaut pour la lecture vaut évidemment pour n’importe quelle autre tâche où l’attention/compréhension est requise.

On notera que dans l’image de la boule de Canton, les motifs décoratifs ajourés de la sphère intérieure symbolisent assez bien le filtre des projets de sens qui animent mon attention. Comme le disait Antoine la Garanderie dans une belle paronomase : « On n’entend (on ne prend conscience ou on ne comprend) que ce qu’on attend ». Les indices saisis dans les informations extérieures sont le fruit de choix de sens plus ou moins conscients de la personne qui perçoit. Ceci explique la diversité des interprétations d’un même objet, d'une même situation, par des personnes différentes : tout dépend des filtres de leur sphère intérieure…et donc de leurs projets de sens fondamentaux. La qualité de l'attention dépend du projet de sens formé en amont qui la précède et la sous-tend- pour moi ici ma forte demande de compréhension : plus celle-ci est forte, plus celle-là sera soutenue.  Pour développer  l'attention, augmenter la palette des projets de sens !

* on se souviendra qu' Antoine de la Garanderie a fait des études de biologie parallèlement à celles de philosophie.

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