Un vieil article repris en grande partie dans " Accompagner..." et toujours d'actualité...
PLAISIR D’APPRENDRE, MOTIVATION ET
PROJET DE SENS.
Projet de restituer ou projet de
réutiliser ?
Tous
les jeunes que je rencontre pour les aider à mieux réussir leur scolarité, de
la 4° à la Terminale et même au-delà, présentent une caractéristique commune :
une désintérêt, un manque de goût plus ou moins profond, et plutôt mal vécu,
pour les activités scolaires. Ce phénomène n’est pas nouveau. Signalée depuis
le début des années 90 par les sociologues, observateurs attentifs de la
« planète lycée », la perte du sens de l’école semble bien
aujourd’hui avoir contaminé des couches entières de la population scolaire,
gagnant le collège et même en-deça. Ne peut-on voir là la source de bien des
maux dont souffre le monde de l’école aujourd’hui ? Particulièrement la disparition du plaisir
d’apprendre, support incontournable de la motivation pour le travail
intellectuel et, partant, accès au bonheur de la connaissance ?
Certes, la découverte que permet la Gestion
mentale de leur potentiel mental et de la façon de l’utiliser intéresse
toujours ces jeunes et suffit parfois à remettre en route une partie d’entre
eux. Mais pour beaucoup d’autres, et non des moins intelligents, cela ne suffit
pas à se remotiver pleinement, et si oui, à atteindre un bon niveau de réussite.
Y a-t-il un autre domaine dans lequel il est possible de les aider ? Je me suis
alors davantage intéressé à leur projet de sens relatif aux finalités des
activités scolaires, projet intimement lié à leur conception de l’école.
« C’est quoi l’Ecole, pour toi ? Qu’est-ce que tu penses qu’on attend
de toi ? Quelles tâches dois-tu
réaliser pour que l’on te dise que tu as réussi ? A quoi te servent
les actions mentales que tu es amené à y consacrer ? Dans quelle
perspective de sens les places-tu ?» Ces questions, d’une façon ou
d’une autre je les pose dorénavant très tôt dans mes entretiens et elles
alimentent une partie importante de mes séquences en stage de méthodologie.
Je
suis frappé chez ces élèves par la permanence du « projet de restitution
des connaissances » qui vient tôt ou tard émerger au cours de leur prise
de conscience. Ce projet limite leur imaginaire de l’avenir à un simple
« retour à l’envoyeur » de ce qu’ils apprennent et qu’ils ont bien du
mal à réutiliser correctement dans les activités de réflexion. Tant il est vrai que « nos acquis ont
la destinée que nous leur avons donnée » au moment de leur
apprentissage et que cette destinée est difficilement modifiable par la suite. Cette
expression d’Antoine de LA GARANDERIE montre bien l’importance du projet de sens qui préside aux activités menées par les
élèves. Or le projet de sens de restitution occupe le champ mental des élèves
en difficulté à tel point que tous les conseils, toutes les informations
données par les enseignants pour les aider à entrer dans une logique de
formation plus « secondaire », filtrés qu’ils sont par cette
conception trop limitée, sont déformés de façon insoupçonnable pour
l’observateur : devant les erreurs constatées, il conclue trop vite à
un manque de capacités, ou de maturité, ce qui enclenche redoublement, spirale
de l’échec, perte de confiance, de plaisir et de motivation.
Ainsi cet élève de Terminale série L qui définissait ainsi la
dissertation philosophique : « Il faut redire le cours du
professeur d’une manière plus compliquée » (manière que bien sûr il
ignorait !). Et, de fait, il « compliquait » si bien qu’il en
était illisible, incohérent… et surtout complètement démotivé par un tel
« travail ». Même chez ceux qui ont réussi à « passer » d'une classe à l'autre bien qu’ils n’aient en rien modifié leur conception (ce qui est fréquent jusqu’à
des niveaux élevés et rendu possible par le jeu d’évaluations peu exigeantes…),
des activités ainsi détournées de leur vraie finalité n’ont plus de sens que par
rapport à de vagues et trompeuses promesses strictement utilitaires :
« avoir un bon métier », « avoir un diplôme coté »….
Je voudrais donner ici un exemple qui illustre bien ce que je rencontre de
façon systématique et comment un dialogue pédagogique mené dans cette
perspective peut apporter quelque lumière.
.
Nicolas a quinze ans depuis peu ; il redouble sa classe de
troisième après une première année somme toute pas si mauvaise que cela. Mais
Nicolas paraissait un peu immature à ses professeurs. Il travaille bien, il
sait bien ses leçons, étroitement encadré par une mère quelque peu inquiète qui
les lui fait apprendre « par cœur ». Il présente un profil très
visuel, spatial et globalisant avec une « seconde langue »
verbale qu’il utilise à bon escient pour analyser et réfléchir ; il gère
correctement les quatre paramètres et
son imagination créatrice est bien réelle ; sa compréhension vise
prioritairement les applications ; il n’accorde aucun intérêt à
l’apprentissage de la formulation des règles, les exemples lui suffisant
largement à « se débrouiller » en contrôle : A quoi bon, en
effet, s’encombrer de ces contenus lourds en mots, dont l’apprentissage est
coûteux et dont l’utilité bien obscure ?
Je
reçois Nicolas pour la deuxième fois. La première fois, trois semaines
auparavant, après avoir mis à jour avec lui ses habitudes évocatives, j'avais
montré à Nicolas comment pratiquer des schémas heuristiques pour apprendre ses
cours. Je lui avais aussi enseigné le geste de réflexion, mais j’avais senti
que ce n’était pas encore le moment, que cela lui passait un peu « au
dessus de la tête ». Aujourd'hui, il me montre un schéma qu'il a réalisé à
partir d’un cours d'histoire sur Staline et l'URSS dans les années 30. Il est
déçu car au dernier contrôle, portant justement sur ce cours, il n'a eu que
9/20. L’an dernier au Brevet des Collèges (qu’il a réussi), sur le même sujet
il avait eu 16 (quels critères d’évaluation ?)... Il ne comprend pas
pourquoi cette fois-ci cela n'a pas marché. Le devoir est normalement écrit,
les phrases sont correctes : je lui avais aussi montré la vraie
« cible » d’un écrit et il s’était efforcé dans sa copie d’en tenir
compte en imaginant des lecteurs éventuels. Ce qu’il écrit a du sens.
Cependant, son professeur lui a dit qu'il avait « raté sa synthèse ».
Je demande à Nicolas ce que ce mot signifie pour lui. Il pense que cela veut
dire « qu’il n'a pas assez approfondi » ce qu'il a mis
sur sa copie. Il dit aussi « qu’il n'a pas vu la question derrière la question » dans le
sujet. Je lui demande de préciser un peu plus ce qu'il met sous le mot
« synthèse ». Sa réponse : « c’est un paragraphe
argumenté ». Je comprends que Nicolas ne donne pas au mot
« synthèse » un sens bien précis et qu'il fait même un contresens à
ce sujet : il confond le fond et la forme de son écrit… comme tant
d’autres élèves et de bien plus âgés !
Je lui
demande alors de se souvenir avec précision (il a oublié de m’amener sa copie)
ce qu'il a marqué sur son devoir. Il se concentre et me dit qu'il a détaillé
les principaux chapitres qu'il avait mis en branches sur son schéma, dont il
avait une évocation visuelle très nette pendant le contrôle (et qu’il revoyait
encore très clairement). D’ailleurs il connaissait ce cours « par
cœur » depuis l’an dernier, ce qui rendait cette note encore plus
incompréhensible. Il avait aussi essayé de mettre ses connaissances dans un
certain ordre... mais sans pouvoir préciser lequel..
L'expérience
qu’il revit de ce devoir confirme mon impression du précédent entretien :
que sa première rencontre avec le geste mental un peu complexe de la réflexion
n’avait été que superficiel. Je lui demande alors s’il se souvient de
l'intention qu'il avait eue pendant qu'il travaillait lors du contrôle, ce
qu’il cherchait à réaliser tout en écrivant. Ses premières réponses, trop vite
venues, comme mécaniques, tournent autour de « rédiger un paragraphe
argumenté », « ordonner mes connaissances dans un ordre précis »,
comme s’il s’accrochait à des consignes extérieures à lui-même, des conseils
méthodologiques « venus d’ailleurs ». Je reprends alors en lui
demandant d'essayer de se souvenir encore mieux de ce qu'il essayait, au fond
de lui-même, de réaliser pendant qu'il écrivait. Cette fois, il hésite et je
vois sur son visage tous les signes extérieurs de sa concentration. Au bout
d'un moment il me dit : « Mais enfin, ce que veut le professeur, c’est
bien savoir si j'ai bien appris, que je lui dise mes connaissances, non ?
». Disant cela, son visage, son regard, le ton de sa voix plus ferme, le
débit plus rapide, tout indique qu'il est sincère. Dans cette phrase il exprime
son réel projet de sens à propos de ce contrôle, ce projet qui semble
globalement le sien : n'apprend-il pas toujours très bien ses leçons ? Et
par cœur en plus ? D’ailleurs, sa mère ne lui a-t-elle pas dit que c'est
ainsi qu'il faut faire ? Ne lui a-elle pas dit que devant un sujet, « il
faut ouvrir le tiroir correspondant dans sa tête et redire ce qu’il a appris » ?
Sans
faire de commentaires sur ce que Nicolas vient d’énoncer, je passe à autre
chose et lui demande de me redire les termes exacts de l’énoncé de son devoir,
exactement tels qu'il s'en souvient. Voici ce qu'il me dit : « Les
différentes mutations dans les secteurs économique et social en URSS dans les
années 30 ». Je lui demande : « Quelles sont les mots importants de ce
sujet ? ». Sa réponse : « Secteur économique et secteur social, URSS,
années 30 ». Je reprends : « Tout cela est vrai. Mais que fais-tu
de « mutations » ? Que veut dire ce mot ? ». Son regard se
fixe un moment, puis brusquement, en accompagnant ses paroles d’un geste de ses
deux mains de gauche à droite: « Mais ça veut dire un changement, une
transformation, le passage d'un état à un autre... ! ». J’approuve cette
traduction du mot « mutations ». Je lui demande alors quelles
évocations il a eues dans sa tête qui lui ont donné le sens de ce mot : «J'ai
vu une frise, j'ai vu d’abord la tête du Tsar, puis celle de Lénine, et après
celle de Staline... En passant de l’une à l'autre, j'ai compris qu'il y avait
eu un changement et que c'était ça « la question sous la question »
du sujet ».
Je lui demande alors s'il a déjà
entendu prononcer le mot « problématique ». Il me répond que certains
professeurs, dont justement celui d’Histoire cette année, ont employé ce mot.
Mais il ne voit pas bien ce qu’il veut dire. Il suppose seulement qu’il s’agit
de quelque chose d’un peu compliqué…
À ce moment
de l'entretien nous nous trouvons au centre du conflit qui se déroule en lui
entre deux projets de sens que je l’aide à verbaliser. D’un coté, un vieux projet de restitution des connaissances (réciter une leçon, dire ce qu’on
sait sur un sujet, refaire des exercices du même genre que ceux du
cours…), projet bien maîtrisé depuis les
classes primaires, si habituel, et malgré le désintérêt qu’il engendre, si
confortable parce que peu coûteux en investissement réel. De l’autre coté, le projet de réutiliser ces mêmes
connaissances dans une situation de problème, jamais rencontrée auparavant
et qu’il lui incombe de définir (la « problématique ») avant de s’activer à la
recherche et au tri de ses acquis. Situation très nouvelle pour lui, encore
obscure mais dont il pressent confusément à la fois les dangers mais aussi les
potentialités de plus grand intérêt pour lui. Je lui montre alors de nouveau le
schéma des étapes du geste de réflexion (voir messages 18 et 25 sur l’apprentissage
de la réflexion) et notamment celles de l’analyse de l’énoncé et de sa
problématisation qui mène à la synthèse, c’est-à-dire à une création
personnelle (choix et regroupement pertinents des connaissances) qui l’engagent
bien davantage que la simple récitation de son cours. Le regard intense qu'il
porte alternativement sur le document et sur moi indique que mes explications
entrent en lui et viennent alimenter son débat intérieur, contrariant ses convictions
anciennes certes, mais lui ouvrant du même coup un horizon de sens bien plus
attrayant où pourra se déployer son intelligence et sa créativité, source de
plaisir et par là de motivation renouvelée.
C'était cela
que son professeur d'histoire tentait de lui faire vivre en lui reprochant
l'absence de synthèse. Il faut dire que les enseignants ne sont pas toujours
très au clair à ce sujet. À partir de la classe de quatrième, les élèves sont
tiraillés entre deux types d'enseignants : d'une part ceux qui exigent de
simples restitutions de connaissances, mêmes si elles se cachent sous des
énoncés plus « savants » ; d'autre part ceux qui, anticipant sur les exigences
du lycée, exigent des réutilisations synthétiques beaucoup plus complexes, mais
sans expliciter ni cet objectif nouveau ni les opérations mentales nécessaires
pour les mener à bien. Les premiers engendrent une baisse notable de motivation
à mesure de l'avancée en âge de leurs élèves ; les seconds les rebutent par des
exigences obscures, parfois sans ménager de transition, et donc inatteignables.
Sans l’explicitation de ces nouveaux enjeux, sans cet accompagnement si
particulier que permet la Gestion Mentale, comment un enfant peut-il
s'approprier cette nouveauté, vivre ce bouleversement de ses habitudes, de
toute sa conception de l'école ? On sait
que c’est aux alentours de la puberté que se pose le problème d’une rupture
avec le monde de l’école (et de la famille parfois aussi). Bien des
explications, toutes intéressantes, sont avancées par les sociologues et les
psychologues sur ce phénomène. Mais sans qu’elles n’aident beaucoup les
enseignants. Et si, au moment de quitter son enfance, lorsque tout se modifie
au plus profond de lui, on oubliait d’aider ces enfants à modifier leur projet
de sens quant à l’apprentissage scolaire (leur rapport à l'école et au savoir) ? On comprend mieux alors que, se
considérant toujours dans une obligation de « restitution » qui le
maintient dans son état d’enfance (menace de régression), de dépendance
vis-à-vis de l’adulte, « d’irresponsabilité pédagogique », le
jeune adolescent regimbe, parfois violemment. Finalement, que redoute-t-il
d'autre que de se voir empêché d’accéder à l’étape suivante, à la fois
incertaine et risquée, mais aussi nouvelle et attirante, de son développement
intellectuel, de sa croissance humaine ?
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