mardi 11 novembre 2014

82 - Restituer ou réutiliser ses connaissances, telle est la vraie question !

Un vieil article repris en grande partie dans " Accompagner..." et toujours d'actualité... 

PLAISIR D’APPRENDRE, MOTIVATION ET PROJET DE SENS.

Projet de restituer ou projet de réutiliser ?

Tous les jeunes que je rencontre pour les aider à mieux réussir leur scolarité, de la 4° à la Terminale et même au-delà, présentent une caractéristique commune : une désintérêt, un manque de goût plus ou moins profond, et plutôt mal vécu, pour les activités scolaires. Ce phénomène n’est pas nouveau. Signalée depuis le début des années 90 par les sociologues, observateurs attentifs de la « planète lycée », la perte du sens de l’école semble bien aujourd’hui avoir contaminé des couches entières de la population scolaire, gagnant le collège et même en-deça. Ne peut-on voir là la source de bien des maux dont souffre le monde de l’école aujourd’hui ?  Particulièrement la disparition du plaisir d’apprendre, support incontournable de la motivation pour le travail intellectuel et, partant, accès au bonheur de la connaissance ?

 Certes, la découverte que permet la Gestion mentale de leur potentiel mental et de la façon de l’utiliser intéresse toujours ces jeunes et suffit parfois à remettre en route une partie d’entre eux. Mais pour beaucoup d’autres, et non des moins intelligents, cela ne suffit pas à se remotiver pleinement, et si oui, à atteindre un bon niveau de réussite. Y a-t-il un autre domaine dans lequel il est possible de les aider ? Je me suis alors davantage intéressé à leur projet de sens relatif aux finalités des activités scolaires, projet intimement lié à leur conception de l’école. « C’est quoi l’Ecole, pour toi ? Qu’est-ce que tu penses qu’on attend de toi ? Quelles tâches dois-tu  réaliser pour que l’on te dise que tu as réussi ? A quoi te servent les actions mentales que tu es amené à y consacrer ? Dans quelle perspective de sens les places-tu ?» Ces questions, d’une façon ou d’une autre je les pose dorénavant très tôt dans mes entretiens et elles alimentent une partie importante de mes séquences en stage de méthodologie.

Je suis frappé chez ces élèves par la permanence du « projet de restitution des connaissances » qui vient tôt ou tard émerger au cours de leur prise de conscience. Ce projet limite leur imaginaire de l’avenir à un simple « retour à l’envoyeur » de ce qu’ils apprennent et qu’ils ont bien du mal à réutiliser correctement dans les activités de réflexion.  Tant il est vrai que « nos acquis ont la destinée que nous leur avons donnée » au moment de leur apprentissage et que cette destinée est difficilement modifiable par la suite. Cette expression d’Antoine de LA GARANDERIE montre bien l’importance du projet de sens qui préside aux activités menées par les élèves. Or le projet de sens de restitution occupe le champ mental des élèves en difficulté à tel point que tous les conseils, toutes les informations données par les enseignants pour les aider à entrer dans une logique de formation plus « secondaire », filtrés qu’ils sont par cette conception trop limitée, sont déformés de façon insoupçonnable pour l’observateur : devant les erreurs constatées, il conclue trop vite à un manque de capacités, ou de maturité, ce qui enclenche redoublement, spirale de l’échec, perte de confiance, de plaisir et de motivation.  Ainsi cet élève de Terminale série L qui définissait ainsi la dissertation philosophique : « Il faut redire le cours du professeur d’une manière plus compliquée » (manière que bien sûr il ignorait !). Et, de fait, il « compliquait » si bien qu’il en était illisible, incohérent… et surtout complètement démotivé par un tel « travail ». Même chez ceux qui ont réussi à « passer » d'une classe à l'autre bien qu’ils n’aient en rien modifié leur conception (ce qui est fréquent jusqu’à des niveaux élevés et rendu possible par le jeu d’évaluations peu exigeantes…), des activités ainsi détournées de leur vraie finalité n’ont plus de sens que par rapport à de vagues et trompeuses promesses strictement utilitaires : « avoir un bon métier », « avoir un diplôme coté »…. Je voudrais donner ici un exemple qui illustre bien ce que je rencontre de façon systématique et comment un dialogue pédagogique mené dans cette perspective peut apporter quelque lumière.
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Nicolas a quinze ans depuis peu ; il redouble sa classe de troisième après une première année somme toute pas si mauvaise que cela. Mais Nicolas paraissait un peu immature à ses professeurs. Il travaille bien, il sait bien ses leçons, étroitement encadré par une mère quelque peu inquiète qui les lui fait apprendre « par cœur ». Il présente un profil très visuel, spatial et globalisant  avec une « seconde langue » verbale qu’il utilise à bon escient pour analyser et réfléchir ; il gère correctement les  quatre paramètres et son imagination créatrice est bien réelle ; sa compréhension vise prioritairement les applications ; il n’accorde aucun intérêt à l’apprentissage de la formulation des règles, les exemples lui suffisant largement à « se débrouiller » en contrôle : A quoi bon, en effet, s’encombrer de ces contenus lourds en mots, dont l’apprentissage est coûteux et dont l’utilité bien obscure ?

Je reçois Nicolas pour la deuxième fois. La première fois, trois semaines auparavant, après avoir mis à jour avec lui ses habitudes évocatives, j'avais montré à Nicolas comment pratiquer des schémas heuristiques pour apprendre ses cours. Je lui avais aussi enseigné le geste de réflexion, mais j’avais senti que ce n’était pas encore le moment, que cela lui passait un peu « au dessus de la tête ». Aujourd'hui, il me montre un schéma qu'il a réalisé à partir d’un cours d'histoire sur Staline et l'URSS dans les années 30. Il est déçu car au dernier contrôle, portant justement sur ce cours, il n'a eu que 9/20. L’an dernier au Brevet des Collèges (qu’il a réussi), sur le même sujet il avait eu 16 (quels critères d’évaluation ?)... Il ne comprend pas pourquoi cette fois-ci cela n'a pas marché. Le devoir est normalement écrit, les phrases sont correctes : je lui avais aussi montré la vraie « cible » d’un écrit et il s’était efforcé dans sa copie d’en tenir compte en imaginant des lecteurs éventuels. Ce qu’il écrit a du sens. Cependant, son professeur lui a dit qu'il avait « raté sa synthèse ». Je demande à Nicolas ce que ce mot signifie pour lui. Il pense que cela veut dire « qu’il n'a pas assez  approfondi » ce qu'il a mis sur sa copie. Il dit aussi « qu’il n'a pas vu la  question derrière la question » dans le sujet. Je lui demande de préciser un peu plus ce qu'il met sous le mot « synthèse ». Sa réponse : « c’est un paragraphe argumenté ». Je comprends que Nicolas ne donne pas au mot « synthèse » un sens bien précis et qu'il fait même un contresens à ce sujet : il confond le fond et la forme de son écrit… comme tant d’autres élèves et de bien plus âgés !

Je lui demande alors de se souvenir avec précision (il a oublié de m’amener sa copie) ce qu'il a marqué sur son devoir. Il se concentre et me dit qu'il a détaillé les principaux chapitres qu'il avait mis en branches sur son schéma, dont il avait une évocation visuelle très nette pendant le contrôle (et qu’il revoyait encore très clairement). D’ailleurs il connaissait ce cours « par cœur » depuis l’an dernier, ce qui rendait cette note encore plus incompréhensible. Il avait aussi essayé de mettre ses connaissances dans un certain ordre... mais sans pouvoir préciser lequel..

L'expérience qu’il revit de ce devoir confirme mon impression du précédent entretien : que sa première rencontre avec le geste mental un peu complexe de la réflexion n’avait été que superficiel. Je lui demande alors s’il se souvient de l'intention qu'il avait eue pendant qu'il travaillait lors du contrôle, ce qu’il cherchait à réaliser tout en écrivant. Ses premières réponses, trop vite venues, comme mécaniques, tournent autour de « rédiger un paragraphe argumenté », « ordonner mes connaissances dans un ordre précis », comme s’il s’accrochait à des consignes extérieures à lui-même, des conseils méthodologiques « venus d’ailleurs ». Je reprends alors en lui demandant d'essayer de se souvenir encore mieux de ce qu'il essayait, au fond de lui-même, de réaliser pendant qu'il écrivait. Cette fois, il hésite et je vois sur son visage tous les signes extérieurs de sa concentration. Au bout d'un moment il me dit : « Mais enfin, ce que veut le professeur, c’est bien savoir si j'ai bien appris, que je lui dise mes connaissances, non ? ». Disant cela, son visage, son regard, le ton de sa voix plus ferme, le débit plus rapide, tout indique qu'il est sincère. Dans cette phrase il exprime son réel projet de sens à propos de ce contrôle, ce projet qui semble globalement le sien : n'apprend-il pas toujours très bien ses leçons ? Et par cœur en plus ? D’ailleurs, sa mère ne lui a-t-elle pas dit que c'est ainsi qu'il faut faire ? Ne lui a-elle pas dit que devant un sujet, « il faut ouvrir le tiroir correspondant dans sa tête et redire ce qu’il a appris » ?

Sans faire de commentaires sur ce que Nicolas vient d’énoncer, je passe à autre chose et lui demande de me redire les termes exacts de l’énoncé de son devoir, exactement tels qu'il s'en souvient. Voici ce qu'il me dit : « Les différentes mutations dans les secteurs économique et social en URSS dans les années 30 ». Je lui demande : « Quelles sont les mots importants de ce sujet ? ». Sa réponse : « Secteur économique et secteur social, URSS, années 30 ». Je reprends : « Tout cela est vrai. Mais que fais-tu de « mutations » ? Que veut dire ce mot ? ». Son regard se fixe un moment, puis brusquement, en accompagnant ses paroles d’un geste de ses deux mains de gauche à droite: « Mais ça veut dire un changement, une transformation, le passage d'un état à un autre... ! ». J’approuve cette traduction du mot « mutations ». Je lui demande alors quelles évocations il a eues dans sa tête qui lui ont donné le sens de ce mot : «J'ai vu une frise, j'ai vu d’abord la tête du Tsar, puis celle de Lénine, et après celle de Staline... En passant de l’une à l'autre, j'ai compris qu'il y avait eu un changement et que c'était ça « la question sous la question » du sujet ».

Je lui demande alors s'il a déjà entendu prononcer le mot « problématique ». Il me répond que certains professeurs, dont justement celui d’Histoire cette année, ont employé ce mot. Mais il ne voit pas bien ce qu’il veut dire. Il suppose seulement qu’il s’agit de quelque chose d’un peu compliqué…

À ce moment de l'entretien nous nous trouvons au centre du conflit qui se déroule en lui entre deux projets de sens que je l’aide à verbaliser. D’un coté, un vieux projet de restitution des connaissances (réciter une leçon, dire ce qu’on sait sur un sujet, refaire des exercices du même genre que ceux du cours…),  projet bien maîtrisé depuis les classes primaires, si habituel, et malgré le désintérêt qu’il engendre, si confortable parce que peu coûteux en investissement réel. De l’autre coté, le projet de réutiliser ces mêmes connaissances dans une situation de problème, jamais rencontrée auparavant et qu’il lui incombe de définir (la « problématique ») avant de s’activer à la recherche et au tri de ses acquis. Situation très nouvelle pour lui, encore obscure mais dont il pressent confusément à la fois les dangers mais aussi les potentialités de plus grand intérêt pour lui. Je lui montre alors de nouveau le schéma des étapes du geste de réflexion (voir messages 18 et 25 sur l’apprentissage de la réflexion)  et notamment celles de l’analyse de l’énoncé et de sa problématisation qui mène à la synthèse, c’est-à-dire à une création personnelle (choix et regroupement pertinents des connaissances) qui l’engagent bien davantage que la simple récitation de son cours. Le regard intense qu'il porte alternativement sur le document et sur moi indique que mes explications entrent en lui et viennent alimenter son débat intérieur, contrariant ses convictions anciennes certes, mais lui ouvrant du même coup un horizon de sens bien plus attrayant où pourra se déployer son intelligence et sa créativité, source de plaisir et par là de motivation renouvelée.


C'était cela que son professeur d'histoire tentait de lui faire vivre en lui reprochant l'absence de synthèse. Il faut dire que les enseignants ne sont pas toujours très au clair à ce sujet. À partir de la classe de quatrième, les élèves sont tiraillés entre deux types d'enseignants : d'une part ceux qui exigent de simples restitutions de connaissances, mêmes si elles se cachent sous des énoncés plus « savants » ; d'autre part ceux qui, anticipant sur les exigences du lycée, exigent des réutilisations synthétiques beaucoup plus complexes, mais sans expliciter ni cet objectif nouveau ni les opérations mentales nécessaires pour les mener à bien. Les premiers engendrent une baisse notable de motivation à mesure de l'avancée en âge de leurs élèves ; les seconds les rebutent par des exigences obscures, parfois sans ménager de transition, et donc inatteignables. Sans l’explicitation de ces nouveaux enjeux, sans cet accompagnement si particulier que permet la Gestion Mentale, comment un enfant peut-il s'approprier cette nouveauté, vivre ce bouleversement de ses habitudes, de toute  sa conception de l'école ? On sait que c’est aux alentours de la puberté que se pose le problème d’une rupture avec le monde de l’école (et de la famille parfois aussi). Bien des explications, toutes intéressantes, sont avancées par les sociologues et les psychologues sur ce phénomène. Mais sans qu’elles n’aident beaucoup les enseignants. Et si, au moment de quitter son enfance, lorsque tout se modifie au plus profond de lui, on oubliait d’aider ces enfants à modifier leur projet de sens quant à l’apprentissage scolaire (leur rapport à l'école et au savoir) ? On comprend mieux alors que, se considérant toujours dans une obligation de « restitution » qui le maintient dans son état d’enfance (menace de régression), de dépendance vis-à-vis de l’adulte, « d’irresponsabilité  pédagogique », le jeune adolescent regimbe, parfois violemment. Finalement, que redoute-t-il d'autre que de se voir empêché d’accéder à l’étape suivante, à la fois incertaine et risquée, mais aussi nouvelle et attirante, de son développement intellectuel, de sa croissance humaine ?

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