(Re)concilier Gestion mentale et monde scolaire :
Pégase à la rescousse !
« Pour enseigner les maths à Jean, il faut connaître les maths et il faut
connaître Jean ». Cet adage a servi en son temps à définir ce que
la gestion mentale pouvait apporter au monde scolaire. Des professeurs ont
ainsi essayé en toute bonne foi de connaître le mieux possible le
fonctionnement mental de chacun de leurs élèves… Jusqu’à s’y perdre parfois.
Sauf à avoir recours à des tests simplificateurs, portant souvent plus sur les perceptions
que sur les évocations. Ces questionnaires n’apprenaient rien à personne mais
ils ont donné de la gestion mentale une image caricaturale jusqu’à l’extrême.
Et pourtant, je reprends cette phrase en l’adaptant à mon propos
d’aujourd’hui : pour concilier la Gestion Mentale et l'École, il
faut connaître la Gestion Mentale et il faut connaître l’Ecole. Aucun
rapprochement possible entre ces deux mondes sans leur connaissance
conjointe.
La mission principale de l’Ecole
est la transmission des savoirs et des moyens de leur acquisition, c’est-à-dire
les différents langages et leurs structures constitutives. Pour que cette
transmission soit réussie, il faut, bien sûr, que l’émission soit performante
mais il convient que la réception le soit également. L’émission est le domaine
d’activité du professeur, c’est l’objet de la didactique des disciplines et de
la pédagogie. La réception des savoirs est le domaine de l’activité mentale des
élèves. Certes, la gestion mentale peut apporter une aide à la transmission
elle-même (analyse d’objets et de tâches, gestion du temps de la classe, prise
en compte des différents fonctionnements mentaux…) ; mais son objet essentiel
demeure d’éclairer les processus mis en oeuvre par les élèves eux-mêmes dans la
réception de ces savoirs. C’est déjà beaucoup, mais c’est insuffisant. Il y a
un troisième pôle que l’on oublie trop souvent : ce que l’élève est amené à
faire des savoirs après leur réception.
Au football, les entraîneurs
travaillent avec les joueurs les conditions d’une bonne réception du ballon. Ils distinguent ainsi deux aspects dans un même mouvement.
Les actions du joueur sont en effet commandées à la fois par
- le souci prioritaire de bien réceptionner et de conserver le ballon hors d’atteinte des adversaires, sans quoi la suite n'aurait pas d'existence : qu'adviendrait-il s'il laissait échapper le ballon ?
- mais également et en même temps, par l’anticipation de l’endroit où il lui faut à son tour le renvoyer (le transférer), en fonction du mouvement général et actuel du jeu.
Dans le premier aspect, c’est la trajectoire du ballon reçu qui détermine l’action ; dans le deuxième, c’est la trajectoire anticipée vers l’endroit où le joueur souhaite le renvoyer (le transférer). Cette anticipation influe fortement sur le premier aspect du mouvement : certes, on ne reçoit pas le ballon de la même façon s'il arrive par le haut ou par le bas, par la droite ou par la gauche ; mais on le reçoit aussi selon la direction où l’on souhaite l’envoyer après : vers l’avant ? vers l’arrière ? à droite, à gauche ? Par le haut, par le bas ?
Ce sont ces deux aspects qui déterminent le positionnement global du corps dans la réception : il doit être cohérent avec
le double sens de ce mouvement. On conçoit bien alors combien il est nécessaire pour un joueur d'avoir de bons automatismes de réception, mais aussi de posséder intimement le sens du jeu auquel il joue, ses règles, ses spécificités. On ne joue pas au handball comment joue au football, même si la direction générale est toujours dans le mouvement vers l'avant.
On notera qu’en aucun cas le joueur
n’est supposé recevoir le ballon et le garder pour lui. Dans l’apprentissage
scolaire, c’est la même chose. Apprendre à l’école n’a jamais voulu dire
« prendre pour soi »[1]
comme on peut le lire sous des plumes parmi les plus autorisées. Cette
interprétation ferme la porte à toute possibilité de transfert, ce qui est un
des problèmes majeurs de l’école, comme du reste de la gestion mentale dans ses
différentes interventions à visée scolaire. L’erreur pourrait venir de ce que
l’on considère l’ « apprendre » comme une fonction globale et naturelle qui
permettrait l’adaptation d’une personne aux objets et aux situations de la réalité, essentiellement concrets, et qu'il conviendrait donc aussi bien aux objets et aux
situations de l’école, essentiellement culturels, artificiels, abstraits et symboliques.
On n’apprend pas à faire un gâteau ou à façonner un pot d’argile tout à fait de
la même façon qu’on apprend à lire, écrire, compter, à formuler une
problématique, à résoudre un problème, à préparer un exposé ou à rédiger un
raisonnement argumenté. Dans l’apprentissage naturel, « prendre
pour soi » peut sans doute convenir et suffire ; dans
l’apprentissage scolaire, non seulement cela ne convient pas toujours et ne
suffit pas, mais c’est un projet qui dévie le sens même de l’apprentissage à
l’école qui est de « prendre des autres et pour les autres »[2].
On n’apprend pas de la même façon pour survivre en autarcie sur une île déserte
ou pour se préparer à vivre de façon autonome dans une société humaine.
Comment donc la gestion
mentale peut-elle aider les élèves à cultiver le bon
positionnement de leur esprit de façon à satisfaire le mieux possible aux deux aspects d’une
bonne réception des savoirs ?
Habituellement, la gestion mentale
se préoccupe d’éclairer tout ce qui concerne la réception et la bonne
conservation des savoirs par l’élève. Pour cela, il est nécessaire de pratiquer
non seulement des évocations dans le paramètre adapté et en tenant compte des
projets de sens personnels qui les animent, mais aussi de produire les gestes
mentaux en rapport avec la trajectoire des savoirs reçus : attention, réflexion
visant à une bonne compréhension, imagination, mémorisation. Mais ceci ne
concerne que le premier aspect de la réception et du bon
contrôle des savoirs transmis. Qu’en est-il du second : que faire de
ces savoirs ? À quoi les destine-t-on ? Quel est le mouvement global du jeu dans
lequel il s’agit de les insérer, de les transférer ?
Si la connaissance approfondie de
la gestion mentale est nécessaire pour satisfaire le premier mouvement, une
connaissance tout aussi approfondie des règles du jeu de l’école est
indispensable pour bien maîtriser le second. Et cette connaissance est
difficile du fait de l’opacité et du faux consensus qui règne
actuellement dans le monde scolaire. Tout le monde sait ce qui se passe à
l’école, n’est-ce pas ? Tout le monde en a une idée précise et largement
partagée… Du moins le croit-on. Il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé à
introduire mes stages de formation de professeurs par cette première question :
« que mettez-vous sous le mot apprendre ? » Dès le début
j’ai été très surpris du résultat. Les professeurs travaillent d’abord
individuellement puis en petits groupes. Les rapports des groupes mettent en
évidence la grande divergence des formulations, leur imprécision. Lorsqu’il y a
convergence, elle se borne le plus souvent à la seule restitution au professeur
des savoirs mémorisés. Si, exceptionnellement, apparaît quelque chose qui
ressemble à une réutilisation en situation inhabituelle (problème), jamais
l’activité de réflexion n’est mentionnée explicitement. Quant à la transmission
aux autres, absence quasi totale dans les représentations professorales
toujours si autocentrées… Et l’on ne dira rien de l'évaluation par compétences,
nouveau paradigme de l'école française, parfois si mal interprétée : malgré
l’intention déclarée en haut lieu, elle laisse les élèves aussi ignorants que
par devant des vraies règles du jeu scolaire.
Ainsi, la connaissance du «
jeu scolaire » n’étant pas assurée chez leurs enseignants (pas plus
d’ailleurs que chez leurs parents), comment pourrait-elle l’être dans la
tête des élèves ? Pas plus qu'il y a 40 ans, "l'école n'enseigne
explicitement à tous ce qu'elle exige de tous (les
élèves)". Alors, comment dans ces conditions peuvent-ils positionner
leur esprit de façon cohérente pour la seconde trajectoire qui vise à
insérer les savoirs reçus dans le mouvement de ce jeu si obscur [3] ? Imaginons une partie de football
dans un épais brouillard…
C’est ce constat qui m’a
amené, il y a une quarantaine d’années, à creuser la question des enjeux de
l’apprentissage scolaire de façon à les rapprocher de la gestion mentale. Cette
synthèse a fécondé le modèle Pégase. Ce modèle, en effet, correspond aux deux
aspects du mouvements de la réception du footballeur : le premier consiste en la réception
et la conservation des savoirs, il est commandé par la trajectoire de réception
qui dépend elle-même de la transmission du professeur ; le second est
commandé par l’anticipation des utilisations futures de ces savoirs. Mais cette
anticipation influence aussi le premier mouvement : à quoi sert-il de
mémoriser (et comment d’ailleurs le faire bien), par exemple, du
vocabulaire anglais ou espagnol si ce n’est pas pour s’en servir plus tard dans
une conversation ou une rédaction quelconque ? Si c’est seulement pour le réciter
au professeur en classe, quel sens cela a-t-il pour l’élève ? Et combien
de temps travaillera-t-il avec cette perspective dénuée de sens où ce qui lui tient lieu de "règle du
jeu" est un stérile et démobilisant "retour à l'envoyeur"
? De l'avis de tous les chercheurs qui se penchent sur les difficultés
d'apprentissage, c'est ce mauvais "rapport au savoir", ce détestable
"rapport à l'école" qui est la cause première des difficultés de très
nombreux enfants. C'est justement ce rapport à l'école que cherche à éclairer
le modèle Pégase, en permettant aux jeunes d'y voir plus clair dans le jeu
scolaire auquel ils sont confrontés, et dans lequel ils ont à insérer les
savoirs dont la gestion mentale leur a assuré la meilleure
réception/conservation possible. C'est bien cela qu'exprime cette élève de
Seconde à l'issue d'un stage sur la réflexion et l'expression "pour les
autres" :
« J’ai appris à mieux comprendre
le système du projet d’apprendre (Pégase). Avant je ne faisais
pas ces étapes et maintenant je vais les faire dans l’ordre. J’ai appris
également à mieux comprendre ce que l’on me demande dans les exercices. »
En réalité, le modèle Pégase
comporte trois phases, la première correspond à la trajectoire de réception des
savoirs transmis, les deux autres à celle de leur transfert :
· l’intégration
des savoirs, c .a.d. leur réception et leur conservation-mémorisation (qui devrait anticiper
les utilisations à venir, ce qui nécessite donc de les connaître
précisément…d'où l'importance des étapes suivantes) ;
· la
réutilisation de ces savoirs dans la résolution de problèmes, fruit d’une
activité mentale de réflexion [4] complexe et explicite ;
· la
transmission à autrui du produit de la réflexion, dans une communication le
plus souvent orale ou écrite (qui est
la seule manifestation externe et évaluable des étapes précédentes,
essentiellement internes et inobservables de l'extérieur, et donc non
évaluables).
Si dans la première phase la
gestion mentale est « en première ligne », dans les phases
suivantes ce sont les « rendez-vous » scolaires qui prennent le pas
sur elle, lui permettant de s’y adapter et donnant à cette « pédagogie
des gestes mentaux » toute sa pertinence et son actualité. Pour (re)concilier la gestion mentale avec le monde
scolaire, il faut se soucier d’éclairer ces rendez-vous, ces enjeux
cachés pour leur adapter, sans la dénaturer, cette merveilleuse
pédagogie qui, pour l’instant tout au moins, est toujours la seule à pouvoir
éclairer ce qui se passe dans le secret de la tête de ceux qui apprennent à
l’école.
Guy
SONNOIS - Novembre 2014
[1] On pourrait
rapprocher cette interprétation erronée de celle d’ Heidegger : « … ce qui est donné à l'élève, c'est
seulement l'indication lui permettant de prendre par lui-même ce qu'il a déjà. »
Ou encore : « Là seulement est le véritable apprendre, où
prendre ce qu'on a déjà, c'est se-donner-à-soi-même… » (Qu’est-ce qu’une chose ? M.
Heidegger, Gallimard, 1988). Apprendre signifie alors « prendre PAR soi-même » assez loin de l’égocentré « prendre POUR soi-même ». Il
est vrai qu’ Heidegger n’indique pas le « POUR quoi faire » de
l’apprendre… Mais sans doute dans ces citations ne se contente-t-il pas d’une
interprétation strictement étymologique. Voir message 61 de mon blog : «
Enseigner avec la Gestion Mentale ».
On pense
aussi à Marcel Gauchet (Transmettre, Apprendre, 2014) : « Personne n'apprend que par
lui-même et pour lui-même en vue de sa seule utilité, contrairement à l'illusion
qu'entretient l'individualisme contemporain. Apprendre, en dernier ressort,
symboliquement parlant, c'est toujours apprendre de quelqu'un pour transmettre
à quelqu'un ». En 1974, dans « Une pédagogie de l'entraide », page 42, la
Garanderie écrivait : « On apprend quelque
chose pour quelqu'un ».
[2] La
Garanderie souligne dans le même ouvrage de 1974 : « la valeur culturelle et non naturelle des actes constitutifs de
l'apprentissage scolaire ». Pourquoi ces actes seraient-il culturels si ce n'est par le fait de
leur nécessaire relation à autrui ? Par ailleurs, l'apprentissage scolaire se
distingue de l'apprentissage naturel dans ses objets eux-mêmes : les objets de
la culture (fruit du travail et des acquis des générations passées, etc). Leur
possession par l'enfant lui permet d'accéder aux fonctions cognitives supérieures, qu'il a certes en potentialité en
lui-même, mais que cet apprentissage va lui permettre de libérer et de
développer. Si les objets sont culturels, quoi d'étonnant à ce que les gestes mentaux effectués pour les
acquérir le soient aussi ?
[3]
« L’école n’enseigne pas explicitement à tous ce qu’elle
exige de tous, tout en exigeant de tous ceux qu’elle accueille qu’ils aient
ce qu’elle ne donne pas » (Bourdieu & Passeron, 1970).
On lit dans toutes les enquêtes sérieuses les plus actuelles sur les
élèves en difficulté d'apprentissage, que la raison principale de leur échec se
trouve dans une mauvaise compréhension de ce qui est réellement en
jeu dans les tâches d'apprentissage au delà de leurs aspects concrets de
premier niveau. Loin de faire découvrir aux élèves ces enjeux cachés, ces «
objets d'apprentissage », le morcellement accéléré de ces tâches, tel le zapping qui
leur est tant reproché, contribue à les leur rendre encore plus opaques. On m'a
rapporté que dans une classe de maternelle, on insistait pour que l'on ne
passe pas plus de cinq minutes sur une tâche ... parce que les enfants avaient des
difficultés d'attention ! Quand
la conséquence est prise pour la cause ! A lire sur ce sujet deux ouvrages
récents : La construction des
inégalités scolaires, Au cœur des pratiques des dispositifs d'enseignement,
(Jean-Yves Rocheix et Jacques Crinon, Presses Universitaires de
Rennes, octobre 2011). Le
rapport à l'école des élèves de milieux populaires, (Jacques Bernardin, de Boeck octobre
2013).
[4] - On ne peut s’empêcher de rapprocher cette deuxième
phase (réutilisation des acquis) de la définition « officielle » de
la « compétence clé », nouvel enjeu scolaire généralement si mal
compris et qu’il nous faut décrypter pour y adapter la gestion
mentale :
Qu’est-ce qu’une compétence clé ?
· Une
compétence clé trouve son champ d’expression dans un vaste éventail de
contextes (domaine scolaire, professionnel, public, privé, etc.) ;
elle est en ce sens nécessairement transversale ;
· une
compétence clé s’exprime à travers des tâches mentales complexes, et va au-delà
de la simple reproduction de connaissances enseignées ou de savoir-faire
acquis. Pour autant, bien que complexe, elle peut s’acquérir dans un cadre
d’apprentissage propice ;
· l’usage
d’une compétence requiert des individus la faculté d’agir de manière réflexive
; elle appelle donc des savoir-faire métacognitifs et
un certain esprit critique.
Extrait du rapport de l’inspection générale de
l’éducation nationale : « Les livrets de compétences : les nouveaux outils pour
l’évaluation des acquis ». Juin 2007.
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