mardi 23 février 2016

96 - Transférer, ça s’apprend ! Pégase et le transfert.

Transférer, ça s’apprend ! Pégase et le transfert.

À l’occasion d’une formation sur la compréhension approfondie, j’ai relu quelques passages du livre de Britt-Mari Barth (B-M.B), Le savoir en construction (Retz, 1993), dont le sous-titre, plus explicite, est : Former à une pédagogie de la compréhension.  J’avais lu ce livre dès sa sortie en 1993 et il m’avait beaucoup impressionné. J’en avais retenu une approche du transfert que j’avais trouvée très pertinente et que j’ai réutilisée dans ma recherche sur le geste de réflexion en situation de problème (voir message 18 : « L’apprentissage de la réflexion »). À cette époque en effet, Pégase était déjà en gestation dans mon esprit, autour des gestes mentaux de compréhension et de réflexion. Je me demandais quel était le lien à établir entre ces deux gestes mentaux si importants.

Certes, je savais que pour comprendre un savoir nouveau il fallait convoquer des évoqués mémorisés  pour établir des liens entre l'"ancien" et le "nouveau" à intégrer, dans un mouvement de va et vient avec le passé constitutif du geste de réflexion. Comprendre, c'est donc finalement résoudre un problème, celui que pose l'assimilation de l'inconnu au connu, en surmontant les obstacles qui s'interposent (Bachelard). Ce serait alors une réflexion  '"en amont" de la compréhension. Mais lorsqu'on demande à un élève en situation de "contrôle" de résoudre un problème, on lui demande en fait de transférer ses connaissances à une situation inédite. Cela suppose un geste de réflexion, cette fois"en aval" de la compréhension : n’était-ce donc pas dans ce fameux transfert que se trouvait le lien que je cherchais ? Dans ce moment si délicat où l’élève réutilise dans une situation "problématique" des acquis qu’il a auparavant mémorisés, certes, mais surtout compris en profondeur, et qui est la base de toute évaluation "sérieuse", notamment au lycée ? Britt-Mari Barth, fait dépendre la qualité de ce transfert "en aval", de la qualité de la compréhension approfondie "en amont". C’est ce lien, ce « pont », entre ces deux moments forts de l’apprentissage scolaire que j’ai cherché à mettre en évidence avec Pégase. C'en est d’ailleurs l’aspect principal, sans lequel ce modèle pédagogique n’apporterait pas l’éclairage si nécessaire et favorable à la réussite des élèves.

Par ailleurs cette question du transfert préoccupe tous les formateurs et praticiens en gestion mentale : comment les élèves informés, au cours de stages ou de séances, hors école tout aussi bien que dans l’école elle-même, sur leur fonctionnement mental personnel et sur les gestes mentaux à pratiquer pour réussir, transfèrent-t-ils ces acquisitions une fois revenus en classe ou seuls à la maison ?

I - Lien entre transfert et compréhension.

Pour B-M.B : « la notion de transfert se réfère à la capacité de mettre en œuvre des savoirs ou des savoir-faire, appris dans une situation donnée, dans un contexte nouveau : autrement dit, il s’agit de la capacité de généraliser ce qu’on a appris à une situation nouvelle [1]. Quand les enseignants ou les formateurs regrettent le « manque de transfert », ils se plaignent en général du fait que les apprenants ne sont pas capables de se servir des savoirs appris en dehors des situations d’apprentissage. Les apprenants ont, au mieux, des connaissances passives qu’ils arrivent à mobiliser quand on leur pose des questions de type scolaire, mais ils ne savent pas les appliquer quand une autre situation le demande. »
Les élèves le disent à leur manière et de façon plus lapidaire : « En contrôle, le professeur nous donne des choses qu’on n’a jamais faites avant ».

Plus précisément,  B.M-B distingue deux niveaux de transfert.  Dans son approche de la construction du savoir[2],  l’auteure oppose des « transferts par le haut », efficaces, à des « transferts par le bas », peu propices à la réussite mais pourtant si fréquents à l’école…. Pour elle, les véritables transferts sont effectués « par le haut » et  sont le fruit d’un « apprentissage profond », les autres, effectués « par le bas », sortes de copier-coller de situations déjà rencontrées à d’autres qui leur sont apparemment proches (séries d’exercices), correspondraient plutôt à un « apprentissage superficiel », ou tout du moins incomplet, celui pratiqué par la plupart des élèves que nous sommes appelés à accompagner.

B.M-B signale par ailleurs un défaut récurrent dans l’enseignement, et j’ajouterai particulièrement en France : on considère trop souvent que dans un premier temps le savoir (savoir ou savoir-faire) est appris pour lui-même, peu importe comment du reste, et qu’ensuite, sans que le lien soit réellement explicité, on s’en sert, particulièrement dans des situations de problèmes. Le transfert des connaissances s’effectuerait ainsi de façon automatique, « indépendamment des conditions dans lesquelles elles ont été apprises ». La conséquence, comme s'en indignerait Antoine la Garanderie, est qu’il y aurait des élèves « doués » pour le transfert et d’autres qui le seraient moins… C’est du reste la pierre de touche de notre système scolaire toujours élitiste, quoi qu’on en dise.

D’où la question : le transfert doit-il rester dans un implicite qui servirait à sélectionner les élèves en fonction de leur « don naturel pour le transfert », ou celui-ci doit-il faire partie d’une vraie formation intellectuelle, explicite et proposée à tous ? Et, dans ce cas, comment préparer les élèves à opérer des transferts efficaces ?

II - Comment s’opèrent les transferts « par le haut » ?

Britt-Mari BARTH dégage trois conditions pour qu’un transfert "par le haut" soit possible : un savoir compris, une prise de conscience, une modélisation verbalisée.

  1. Un savoir compris…
B.M-B poursuit : « Une première condition pour qu’un transfert ultérieur puisse avoir lieu serait donc que l’objet du savoir soit compris, qu’il se traduise par une compétence dont on puisse faire preuve par des actes de compréhension. »
Et aussi : « Pour commencer, il faut déjà avoir une compréhension solide de l’objet du savoir en question dans le contexte où il est rencontré et appris pour la première fois. Ensuite, par les expériences variées, on apprend à le reconnaître également dans d’autres situations. »

  1. Une prise de conscience…
B.M-B signale un peu plus loin que : « l’apprenant gagnerait à être conscient de ce qu’il sait faire pour déployer sa compétence ailleurs ». Elle signale, à partir de Vygostsky, deux niveaux de conscience : on est conscient de la compétence qu’on met en œuvre au moment où on le fait, mais on est également conscient du fait qu’on en est conscient, condition nécessaire pour un transfert réfléchi et volontaire. Cela veut dire qu’on a un savoir sur son savoir : un méta-savoir. Il est évident qu’un processus si complexe ne peut arriver automatiquement, il faut un médiateur pour le favoriser. »

La chercheuse détaille ainsi la pratique « métacognitive » nécessaire : « Cela consiste, pendant la séquence d’apprentissage, à mener de front à la fois le savoir et la façon dont il est appris. En modélisant les questions qu’il se pose, la manière de résoudre un problème ou d’argumenter une conclusion et en attirant l’attention sur ce qu’il fait, pendant qu’il le fait, le médiateur incite les apprenants à prendre conscience de cette double nature du savoir : le savoir est dynamique, il se manifeste par une compétence. C’est celle-ci qu’on essaie de rendre visible en la modélisant et en en parlant. ».

Britt-Mari BARTH parle ici du « médiateur » et de la manière dont il peut manifester sa propre démarche de compréhension, de façon à ce que l’enfant puisse intérioriser cette approche « dynamique » du savoir et en faire la source de son autonomie. Cela est également vrai pour un élève qui réussit bien quelque chose et qui explicite sa démarche auprès de ses camarades.  L’enfant apprend par l’exemple, bien mieux que par tous les conseils du monde !

  1. Une réflexion sur les processus mentaux mis en œuvre et une modélisation verbalisée… Le nécessaire, dialogue pédagogique, comme pratique métacognitive.
Et aussi : « Cette démarche métacognitive peut être complétée par des moments où l’on se consacre spécifiquement à la réflexion sur ce qu’on a réellement fait pendant l’apprentissage et sur les processus mentaux mis en œuvre par chaque apprenant… Nous retrouvons ici les bases du dialogue pédagogique de la Gestion Mentale : ces moments où l’on se consacre spécifiquement à la réflexion sur ce qu’on a réellement fait et à la prise de conscience de ce qu’on fait pendant qu’on le fait, ou du moins très vite après l’avoir fait, et surtout cette conscience du fait qu’on en est conscient , et qu’on peut donc modéliser ce que l’on a fait et en parler.

III – L’accompagnement avec la  Gestion Mentale est-il  compatible avec ce modèle « socio-constructiviste » ?

Ce seraient donc ces temps de dialogue pédagogique qui seraient  la condition nécessaire pour un transfert réfléchi et volontaire, pour déployer sa compétence ailleurs. Par cet échange si particulier et central de la gestion mentale, l’accompagnateur-médiateur va permettre non seulement la prise de conscience, mais aussi et peut-être surtout la verbalisation de l’activité mentale effectuée. Cette verbalisation que permet le dialogue contribue fortement à la modélisation de la compétence mise en œuvre, et donc à son futur transfert.

Supposons un élève qui, par le moyen d’une mise en situation adaptée à son âge, fait l’expérience d’une action mentale, d’un geste mental, par exemple l’évocation, ou le geste de mémorisation (anticipation d’un futur de réemploi), ou de réflexion (réemploi d’un acquis mémorisé), etc.… ; supposons son accompagnateur-médiateur qui l’aide à prendre conscience et à décrire l’activité mentale, réussie ou non, qu’il vient de mener ; supposons qu’à partir du témoignage recueilli, le médiateur précise, modélise, au besoin avec un schéma, le geste parfait à accomplir pour atteindre la réussite dans l’activité concernée ; supposons que le médiateur propose alors à l’élève une deuxième tâche, puis encore une autre, dans des contextes de plus en plus éloignés de celui d'origine. dans laquelle il l’invite à exercer en le verbalisant le geste mental ainsi formalisé : nous aurions là l’itinéraire permettant de dégager l’activité mentale du contexte de sa découverte et d’appliquer ensuite cette nouvelle compétence à des situations différentes c’est-à-dire de la transférer. D’abord la prise de conscience, puis la verbalisation et la modélisation, et enfin la répétition dans différentes situations. Mais cela, bien sûr, tout praticien de la gestion mentale le fait, n’est-ce pas ? Et pourtant ça ne marche pas toujours… Alors que faudrait-il de plus ?

D’abord est-on bien sûr que l’activité mentale ainsi dégagée, a bien été comprise par le jeune ? Que veut dire exactement comprendre dans ce cas ? Dans un premier sens, comprendre signifie prendre avec ce qu’on a déjà : qu’est-ce que le jeune a déjà en lui avec quoi il lui faut comprendre, c’est-à-dire associer (par une comparaison) ce qu’il vient de découvrir ? Certes il sera peut-être capable de dire ce qu’il fait quand il le fait, il pourra en parler. Mais jusqu’ici comment faisait-il, avant cette découverte de la « bonne » façon de faire ? N’avait-il pas contracté des habitudes pour l’évocation (ou la non -évocation…), pour la mémorisation (ou la non-mémorisation…), etc. Pour que la nouveauté soit réellement comprise, il faudra donc la mettre en confrontation avec les habitudes anciennes, pour tirer de cette comparaison les similitudes et les ressemblances propres à sa bonne compréhension.

On a quelquefois de la répugnance à faire formuler l’erreur, la mauvaise habitude, pensant que cette sortie de l’implicite la renforce en lui donnant de l’importance. On préfère abonder dans la répétition de la nouvelle habitude… Le plus souvent en vain : le naturel revient toujours, et en plus, "au galop"… Le médiateur doit donc s’assurer que le conflit entre la bonne habitude récemment découverte et la mauvaise enfouie dans le subconscient soit véritablement arbitré par le jeune lui-même : à son avis qu’est-ce qui est le mieux pour sa réussite future ?

Le deuxième facteur de transfert indiqué par Britt-Mari BARTH est la prise de conscience de l’enjeu de la notion de transfert. Cela signifie que le jeune doit pouvoir envisager concrètement (évoquer, "donner un visage"...) des situations dans le futur où il aura à utiliser sa nouvelle habitude. Prenons l’exemple de l’évocation : l’habitude  à prendre consiste à traduire mentalement, en évocations "à sa guise", les perceptions concernées par un cours, une lecture, etc. L’élève sera invité à s’imaginer dans cette situation, à s’imaginer en train d’évoquer, etc. Ce sera la même chose pour chaque geste mental qu’on lui fera découvrir. Il aura également à s’imaginer le combat à mener pour ne pas céder à ses anciennes mauvaises habitudes. Tout cela sera l’occasion au-delà d'une prise de conscience, d’une verbalisation. C’est en effet un temps important du dialogue pédagogique que cette préparation du transfert. On est parfois tenté, pressé par le temps, de faire nous-mêmes la verbalisation de ce transfert : « tu y penseras pour ta prochaine leçon, dans ton prochain devoir… ».

Mais on trouve aussi à la base de tout transfert réfléchi et volontaire la nécessité d’une compréhension  solide et active dès le départ. Comment la gestion mentale peut-elle aider à cette étape préalable et primordiale ?

Le modèle des cinq questions (voir ci-après) vient alors comme la réponse la plus adaptée à cette compréhension solide, active et approfondie. En s’efforçant de répondre à ces cinq questions génériques, l’élève se prépare à pouvoir utiliser ses connaissances ainsi comprises dans toutes les situations de réemploi à venir. Ensuite, dans la situation de réemploi elle-même, l’activité de réflexion méthodique (voir ci-après) dûment menée, particulièrement l’étape de la problématique, à énoncer spécifiquement, lui permettra de transférer dans les meilleures conditions de ce qu’il aura compris dès le départ.

Du reste Britt-Mari Barth ne décrit-elle pas à sa manière les trois moments-clés de Pégase, compréhension-intégration, réutilisation réflexive, communication à autrui :
« La modélisation des questions (qu’il se pose),  la manière de résoudre un problème ou d’argumenter une conclusion » ?
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POUR COMPLETER CET ARTICLE :

On pourra trouver une présentation développée du modèle des cinq questions dans la troisième partie de « Accompagner le travail des adolescents avec la pédagogie des gestes mentaux ». 2009.  Chronique Sociale. Ou, plus succintement, dans le  message 56 de ce blog : « Comprendre et réutiliser ses connaissances ». Et aussi, avec une visée d’application, et en encore plus réduit,  dans les messages 65 : « Comment travailler la compréhension en stage de méthodologie ? », 77 : « Comprendre aves les cinq questions de Pégase », 84 : « Les clés du mieux apprendre ».

Pour le geste le mental de réflexion, on pourra consulter le message  18 : « L’apprentissage de la réflexion » et sur la page « Spécial enseignants », l’apprentissage de la réflexion en Lycée, quatre videos (réactualisées ce jour) d’une séance en stage de méthodologie dans laquelle le formateur applique les principes dégagés dans l’article précédent.




[1] À noter que l’on retrouve ici, dans des termes assez proches, la définition officielle d’une compétence. Exercer une compétence revient donc à exercer un transfert. Autrement dit former les élèves à une compétence revient à les former au transfert de ce qu’ils apprennent.

[2] Une distinction est à faire, à laquelle A. de LA GARANDERIE tenait beaucoup, entre « construction » et « constitution ». Pour lui le sens ne se construit pas, il n’est pas transcendant à l’objet, il ne vient pas de l’extérieur, pas plus d’une autorité  qui l’aurait construit pour elle-même en amont et qui le transmettrait à des élèves,  que d’une construction par le sujet lui-même ex nihilo, à partir de rien. Pour la GM, le sujet ne « donne » pas le sens, ne le décrète pas arbitrairement (transcendance),  indépendamment de l'objet étudié, mais il le « constitue » :  le sens réside dans l’objet (immanence) et se révèle au sujet pour peu qu’il aille l’y chercher, le quérir ou le conquérir, par son activité évocative réfléchissante  et comprenante, implicitement ou explicitement. Le «constructivisme» (Piaget) ou le « socio-constructivisme » (Vigotsky et Bruner, qui inspirent l’ouvrage de B-M. Barth) et la Gestion mentale, avec ses racines phénoménologiques, ne sont donc pas tout à fait dans le même registre, et pas seulement linguistique. Pour les premiers, il est question du « savoir » à construire, par une comparaison de plusieurs situations et une succession d’hypothèses et de vérifications : il s’agit alors d’une abstraction « expérimentale », ou « scientifique ». Pour la Gestion mentale, il s’agit aussi d’une abstraction, mais elle est alors qualifiée d’« éidétique », c’est-à-dire qui vise le sens lui-même du savoir. Construction ou conquête… C’est là un débat de « spécialistes » dans lequel on n’entre pas si aisément. Pour notre pratique, il est bon, je crois, d’apprécier les deux approches avec leur spécificité, de ne pas les opposer, mais de les rapprocher et d’en tirer des pratiques « facilitantes » pour aider les jeunes que nous accompagnons à accéder à une meilleure compréhension de ce qu’ils apprennent.

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