La conscience existe ! Antonio Damasio l’a trouvée !
Dans son dernier ouvrage SENTIR
ET SAVOIR – Une nouvelle théorie de la conscience (O. Jacob, mai
2021), Antonio Damasio, cet important neuroscientifique, référence pour
beaucoup d’autres chercheurs, poursuit sa longue recherche sur les origines de
la conscience humaine. Il refuse d’en faire une simple émanation,
assez mystérieuse dans ce cas, du seul système nerveux cortical aussi
développé soit-il. Il les trouve plutôt dans un échafaudage complexe dans
lequel, outre (a) des capacités - communes à tous les êtres vivants (sentir)
- de réagir à leur environnement de façon non réfléchie par des automatismes
biochimiques purement homéostatiques, il fait intervenir (b) la présence
d’un esprit peuplé d’images (contenus mentaux non
conscients fruits d’un processus purement physique, que nous partageons avec
d’autres êtres dotés d’un système nerveux complexe), et surtout, nous
concernant spécifiquement, (c) l’apparition, au cours de l’évolution, des sentiments qui
permettent à cet esprit non seulement de devenir conscient, mais,
ce qui est encore plus important, de nous faire éprouver que nous en sommes
les uniques propriétaires. Plutôt que de « conscience »
il préfère d’ailleurs parler d’ « esprit conscient ».
Au fil des pages l’auteur s’efforce de
répondre à cette question : Comment le cerveau nous fournit-il des
expériences mentales que nous associons systématiquement à notre être
– c’est-à-dire à nous-mêmes ?
Je vous laisse découvrir par vous-même ses "réponses
envisageables (qui) s’acheminent vers une transparence désarmante
". En effet, contrairement à ses précédents écrits dont il
reconnaît volontiers la trop grande complexité, l’auteur a voulu cette fois
nous livrer un ouvrage « très court et condensé
sur le thème de la conscience », qui bien que « ne
concernant pas uniquement la conscience, s’en approche ». On notera la
prudence initiale de principe… qui s’évanouit pourtant bien vite au fil de
pages lui permettant d’aborder directement la conscience en
elle-même et de nous livrer une description -détaillée mais toujours
très claire et débarrassée de détours superflus - de la construction de cette conscience
qui n’a donc, pour lui, rien ni de si mystérieux ni de si opaque, mais qui est
bien enracinée au plus profond du « vieux monde » de notre
corps de chair et de sang, de molécules et de nerfs, de chimie primitive et de
biophysique élaborée.
Il n’est pas dans mon intention, ni dans
mes capacités, de vous faire ici un compte-rendu exhaustif, et pauvrement
déflorant, de cet ouvrage captivant. C’est un livre qu’il faut lire soi-même.
Surtout lorsqu’on pratique une approche de l’être humain telle que nous la
propose la gestion mentale, basée explicitement sur la vie de la conscience. Et
ceci d’autant plus que cet Antonio d’outre-Atlantique vient confirmer de
manière limpide l’hypothèse d’un autre Antoine bien de chez nous : que la
conscience de l’homme, loin d’être un fantasme sans consistance, est une
réalité puissamment ancrée dans notre univers corporel, au cœur du principe de
la vie elle-même, de ce qui la crée et lui permet de perdurer "contre
vents et marées".
Voici néanmoins quelques passages qui m’ont
particulièrement touché et m’ont personnellement conforté, s’il en était encore
besoin, dans l'idée que toute entreprise d’apprentissage, et plus généralement
d’éducation humaine, qui ne fait pas une place centrale à l’activité de
la conscience des élèves (des « apprentis sages ») est vouée
à l’échec et à la désolation.
Extraits du livre SENTIR
ET SAVOIR (les passages en
italique le sont dans le livre ; d’autres sont des précisions que j’ai
apportées avec la mention NDLR):
Page 43. « Lorsque les expériences
commencent à être enregistrées par la mémoire, les organismes doués de
sentiments et de conscience deviennent capables d’entretenir une histoire plus
ou moins complète de leur existence : l’histoire de leurs interactions avec
autrui, et de leurs interactions avec leur environnement – en un mot,
l’histoire de chaque vie individuelle au sein de chaque organisme individuel.
L’armature même de ce que c’est qu’être une personne ».
Page 49. « L’intelligence humaine
explicite n’est ni simple ni modeste (comme l'est celle des bactéries, NDLR).
Elle requiert un esprit, et l’assistance des sentiments et de la conscience,
qui sont des développements liés à l’esprit. Elle requiert la perception, la mémoire,
le raisonnement. Ces contenus de l’esprit se fondent sur des schémas
(patterns) cartographiés dans l’espace [1], qui représentent des objets et des
actions. Ces contenus correspondent aux objets et aux actions que nous
percevons à la fois à l’intérieur de notre organisme et dans le monde qui nous
entoure. Les schémas cartographiés dans l’espace, que nous élaborons, peuvent
faire l’objet d’une inspection mentale. Nous, propriétaires de
l’esprit, nous pouvons étudier les « paramètres » et « l’extension »
d’un schéma particulier. Propriétaires de ces schémas, nous pouvons en outre
inspecter mentalement leur structure correspondant à un objet bien précis, et
réfléchir, par exemple, au degré de « ressemblance » qu’ils entretiennent avec
cet objet original.
En fin de compte, les contenus de l’esprit
sont manipulables : nous, propriétaires des schémas, nous
pouvons les découper en morceaux, et réarranger ces morceaux de mille et une
façons pour former de nouveaux schémas. C’est précisément ce que nous faisons
lorsque nous essayons de résoudre un problème. C’est ce que nous appelons le
raisonnement.
Lorsqu’on fait référence aux schémas (patterns)
mentaux qui constituent l’esprit, il est commode de parler d’images. Je
ne parle pas seulement d’« images visuelles », mais de schémas de tous types
produits par les canaux sensoriels dominants : des schémas visuels, bien sûr,
mais aussi auditifs, tactiles, viscéraux. Après tout, lorsque nous jouons avec
notre propre esprit de manière créative, nous utilisons bien notre imagination ?
».
Page 51. « Pour résoudre des
problèmes, les intelligences secrètes (par exemple celle des bactéries…NDLR) ont
des solutions simples et économiques. Les intelligences explicites (celle
des êtres humains NDLR) sont compliquées. Elles requièrent les
sentiments et la conscience.
(…) Les mécanismes non explicites (comme
ceux des bactéries NDLR) ne sont pas transparents et ne peuvent être
inspectés sans l’aide de moyens tels que les microscopes ou la biochimie de
pointe, sans parler des interprétations théoriques permettant de rendre compte
des faits. À l’inverse, s’agissant des mécanismes explicites (tels que ceux
des humains NDLR), on a tout loisir de les inspecter en suivant la trace de
schémas imagés, de leurs actions et de leurs relations. »
Page 53. « Pour les bactéries (et les
autres types de créatures unicellulaires), l’intelligence non explicite est un formidable
don. Mais l’humain bénéficie d’un don bien plus incroyable encore : nous avons
les deux types d’intelligence explicite et non explicite. Nous
utilisons l’une ou l’autre en fonction des problèmes que nous rencontrons, et
nous n’avons même pas besoin de choisir : nos habitudes mentales et nos styles
de pensées décident à notre place. »
Page 55. « (…) les connaissances ne
deviennent explicites que lorsqu’elles sont exprimées sous la forme de schémas
imagés, au sein d’un esprit – et on ne peut raisonner que si l’on est capable
de manipuler les images de façon logique. »
Page 60. Les contenus de l’esprit. « La
perception des objets et des actions dans le monde extérieur à nous-mêmes se
transforment en images grâce à la vue, à l’ouïe, au toucher, à l’odorat et au
goût. Ces perceptions dominent nos états mentaux, du moins en apparence. En
réalité une bonne partie des images qui existent dans notre esprit, ne
proviennent pas de la perception par le cerveau du monde extérieur à
nous : elles sont au contraire le fruit de la relation qu’entretient le cerveau
avec le monde à l’intérieur de notre corps, relation faite de
connivence et de mélanges. »
Page 61. « Lorsque nous relions et
associons des images dans notre esprit, lorsque nous les transformons au sein de
notre imagination créatrice, nous produisons de nouvelles images qui sont
autant d’idées, concrètes ou abstraites ; nous produisons des symboles ; et
nous confions à la mémoire une bonne partie de tout ce produit d’images. Ce
faisant nous enrichissons l’archive d'où nous tirerons en abondance de futurs
contenus mentaux. »
Page 65. La fabrication des images
mentales. « Où et comment naissent les images ? On les doit à la
perception. Les schémas (patterns) d’activité neurologique qui
correspondent à notre environnement sont concoctés d’abord par nos organes
sensoriels : les yeux, les oreilles ou les corpuscules tactiles de notre peau.
Les organes sensoriels travaillent avec le système nerveux central, où des
noyaux situés notamment dans la moelle épinière et le tronc cérébral assemblent
les signaux collectés par les organes sensoriels. Finalement après quelques
étapes supplémentaires, les cortex cérébraux reçoivent et organisent les
signaux de perception. Grâce aux découvertes de chercheurs tels que David Hubel
et Thorsten Wiesel, nous savons que ce dispositif permet de produire des cartes
des objets et de leur territoire, dans différentes modalités sensorielles : la
vue, l’audition, le toucher, par exemple. Ces cartes sont la base des images
que nous éprouvons. »
Page 69. Transformer l’activité
neurologique en mouvement et en esprit.
« Le processus par lequel une décharge
neuronale engendre un mouvement n’est plus un mystère. D’abord, le phénomène
bioélectrique de la décharge neuronale déclenche un autre processus
bioélectrique dans les cellules musculaires ; puis ce processus produit une
contraction musculaire ; enfin, cette contraction provoque un mouvement – dans
les muscles eux-mêmes et dans les os afférents.
La manière dont un processus chimique et
électrique conduit à des états mentaux est globalement du même ordre, mais elle
est beaucoup moins claire. L’activité neuronale liée aux états mentaux est
distribuée spatialement sur plusieurs réseaux de neurones et constitue
naturellement des schémas (patterns). Exemples les plus évidents :
l’exploration sensorielle par la vue, l’ouïe, le toucher, sans compter celle
qui est tournée vers l’activité de notre intérieur et nos viscères. Les schémas
correspondent, en termes d’espace, aux objets, aux actions ou aux qualités qui
déclenchent l’activité neuronale. Ils donnent une figuration spatiale des
objets et des actions, mais tiennent compte aussi du temps requis par le
déroulement de l’action. L’activité neuronale réalise une cartographie
exhaustive des objets cibles et de leurs actions. Ces « cartes schématiques »
sont esquissées à la volée, en fonction des détails physiques des objets et des
actions présents dans le monde qui entoure notre système nerveux – et plus
précisément dans le monde que certaines de nos sondes sensorielles (yeux,
oreilles) peuvent explorer. Les « images » qui constituent notre esprit sont le
produit d’une activité neuronale bien organisée, qui transmet les schémas de ce
type au cerveau. Autrement dit, les « cartes schématiques » neurobiologiques
deviennent des « événements mentaux » que nous appelons images.
Lorsque ces événements s’inscrivent dans un contexte incluant des sentiments et
une perspective de soi (self-perspective), et seulement dans ce cas, ils
deviennent des expériences mentales ; ils deviennent conscients.
Certains verront cette « conversion –
transformation » comme un processus magique, d’autres comme un phénomène très
naturel. Je penche pour cette dernière hypothèse, même si le processus n’a pas
été entièrement expliqué et que tous les détails sont loin d’être
limpides. »
Page 131. « Sans la conscience rien ne
peut être véritablement connu. Elle est la pierre angulaire de
l’essor des cultures humaines ; elle a donc changé le cours de notre histoire.
Difficile d’exagérer son importance. Il est assez facile, en revanche,
d’exagérer la complexité de son fonctionnement, de ses origines et de prétendre
qu’elle est un mystère insondable. »
Et enfin, page 148. « Mais
si complexe soit-elle, la conscience ne semble pas être – ou devoir rester –
mystérieuse ou si impénétrable qu’il soit impossible de déterminer de quoi elle
est faite, du point de vue mental. (…) On ne peut qu’être impressionné par ce
que la combinaison de plusieurs systèmes fonctionnels relativement transparents
est parvenue à produire à notre profit. »
J’arrête là cette compilation, mais je
pourrais citer encore bien d’autres passages de ces 218 pages passionnantes de
bout en bout. Elles viennent nourrir notre conviction que les travaux d’Antoine
de la Garanderie reposent bien sur des réalités et que ces réalités sont de
plus en plus finement éclairées grâce à des chercheurs comme Antonio Damasio.
Chercheurs qui contribuent à donner un peu plus de réalité mentale et de chair
vivante aux propositions purement comportementales émanant des laboratoires
neuroscientifiques… dont notre école réduite à quia est
malheureusement beaucoup trop dépendante.
[1] voir L'Autre Moi-Même. Les nouvelles
cartes du cerveau, de la conscience et des émotions. ( O. Jacob.2012)
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