jeudi 30 décembre 2010

12 « J’ai la mémoire qui flanche, je m’souviens plus très bien… » Comprendre n'est pas mémoriser !

…comme chantait si bien Jeanne Moreau. Dans un téléfilm récent, une réplique : « Je le sais ! Mais je ne m'en souviens pas ». On peut ainsi « savoir » quelque chose mais ne pas s’en souvenir au moment opportun, alors qu’un peu plus tard « cela » nous revient sans effort… et souvent sans qu’on en ait besoin… Que se passe-t-il dans ces moments où notre mémoire nous fait défaut ?

Raphaël, stagiaire de Poisy (stage d’EIP) en 2007, actuellement en licence d’informatique, à propos d'un contrôle qu'il n'a pas réussi : «J’avais fait de nombreux exercices pour me préparer, je « savais » faire, et lors du contrôle j'ai eu à traiter certains de ces mêmes exercices, mais je ne me souvenais plus de ceux que j’avais faits, les images que j'en avais étaient floues et elles ne me servaient à rien. Pourtant j'avais pris la précaution de réactiver plusieurs fois ce que j’avais fait ». Vous avez tous, sans aucun doute, d’autres exemples de ces témoignages où une personne a travaillé, a correctement fait ce qu'elle avait à faire, et dans un contrôle ne se souvient plus de rien. Disons cela autrement : elle a peut-être compris, mais elle n'a pas mémorisé. Refrain connu… Mais elle a compris quoi ? Et elle aurait dû mémoriser quoi ? Est-ce que « réactiver » est l'équivalent de « mémoriser » ?




La confusion est très fréquente entre comprendre, mémoriser et réactiver, et elle entraîne bien des difficultés. Il faut étudier cela de plus près.
Et d’abord, qu'est-ce que la personne a compris exactement ?
-          Est-ce la manière de faire ses exercices ? En faisant du copier-coller d’un modèle, en « faisant pour faire » sans « mentaliser (évoquer) » l’action? Ou bien en cherchant à dégager une procédure à appliquer, en la verbalisant ou en visualisant un schéma ? (voir  dans « Accompagner », page 215 : Pour une pratique efficace des exercices ) 
-          A-t-elle plutôt cherché à connaître les conditions dans lesquelles il serait possible d'appliquer cette procédure dans une situation de problème ?
-          A-t-elle cherché à comprendre les raisons de la règle ou de la formule qu'elle s'entraînait à appliquer ?
-           S’est-elle demandé à quoi pourrait (lui) servir dans l’avenir cette règle qu’elle cherchait à « comprendre » ainsi dans l’ensemble de ses connaissances déjà acquises ?
-          A-t-elle pris soin d’évoquer les termes exacts de la règle, de la formule ?
-          A-t-elle compris tout cela en totalité ou en partie seulement ?
Là encore que de possibilités de confusion...  
(Voir dans Accompagner... le modèle des "Cinq questions" de la compréhension, p. 197-251) 

Quoi qu’il en soit, on reproche à ces élèves de se contenter de comprendre (activité dans le présent), et de ne pas « faire l’effort d’apprendre » dans le sens de mémoriser (activité visant le futur).  Pourtant, ils se souviennent généralement de leur compréhension (même incomplète, même un peu floue), ils peuvent en reparcourir les cheminements (laborieusement, et ça prend du temps, c’est vrai…). Le problème serait plutôt de savoir ce qu'ils doivent mémoriser après avoir compris, ce qu’ils doivent volontairement mettre « en mémoire »,  à la disposition de leurs besoins futurs.

Dans les « cinq questions » de la compréhension , celle de la finalisation, le « pour quoi faire », le « à quoi ça peut (me) servir », appelle à une projection vers des utilisations à venir dans lesquelles la chose comprise sera à investir. Ce mouvement vers l'avenir des réutilisations possibles est bien, en effet, celui de la mémorisation. Avec cette question, comprendre et mémoriser sont réconciliés. Mais que faut-il mémoriser et en prévision de quoi ? Pour répondre, il faut revenir à l’essence de ce geste souvent mal compris.

Je demande à Raphaël : « As-tu récemment appris quelque chose dans une activité que tu fais spontanément, un sport que tu aimes ? « Oui, pour la compétition en ski, je me souviens précisément d'une chose que j'ai apprise » - « Te souviens-tu à quoi tu pensais en même temps que tu écoutais ton instructeur ? »  - « Bien sûr, oui,  en même temps que j’écoutais ce qu'il m’expliquait,  je m'imaginais en train de le faire dans le cadre de la compétition future » - « Tu vois bien qu'à ce moment-là tu  étais à la fois dans le présent de ton écoute et de ta compréhension et en même temps, comme en toile de fond,  dans le futur de la compétition où tu t’imaginais appliquant ces consignes. Les deux moments étaient reliés, associés entre eux et ne faisaient plus qu'un, toi-même étant à la fois dans ton présent et dans ton futur. Lorsque la situation que tu anticipais en l’imaginant arrive dans ton présent (le jour de la compétition), les consignes que tu y as associées (quand tu écoutais dans le passé) sont aussi présentes, « se présentent » à toi comme par enchantement au moment et pour les besoins imaginés à l’avance. Eh bien, c'est cela mémoriser : faire coexister ton présent de compréhension (ici et maintenant) et ton futur de réutilisation (plus tard et ailleurs) pour que, le jour venu, ton présent de réutilisation (la compétition, l'examen...) coexiste avec le passé de ton apprentissage. Lorsque tu fais tes exercices, n’étant pas en même temps, par la pensée, par l’imagination,  dans les conditions de réutilisation (l'examen) pour lequel tu te prépares (comme pour la compétition de ski), on peut dire que tu ne mémorises pas ce que tu cherches à comprendre et qu’il est normal que cela ne te revienne pas au moment voulu. Et lorsque tu repenses à ces exercices, que tu « réactives » ce passé, cela n’est pas non plus de la mémorisation : tu revis le passé, tu ne te projettes pas dans le futur. Les vraies réactivations, celles qui sont utiles à la mémorisation, sont celles où tu repenserais aux exercices tout en t’imaginant les réutiliser dans le cadre imaginaire de l’examen. Cela, le fais-tu ?»  - « Pas du tout. C'est bien difficile de penser à l'avance à l’examen car je ne sais pas ce qui va m’être demandé ».

Cette anticipation précise, concrète, « juste », du contenu des tâches pour lesquelles on se prépare est en effet difficile, surtout dans un climat émotionnel de stress : il est peu agréable d’imaginer à l’avance une situation que l’on a toutes raisons de redouter au regard d’échecs passés, d’enjeux trop lourds, de non gratification personnelle… Cette anticipation est cependant incontournable pour mémoriser. Et sans elle, comment décider de ce que l’on doit « mettre en mémoire » pour faire face à la situation ? On comprend mieux alors que l’on se sécurise en se cantonnant dans le présent de sa compréhension : là au moins on « maîtrise » un peu mieux ! Du moins le croit-on… On peut aussi trouver cette fausse sécurité dans une reproduction évocative de mots ou de symboles … peu ou pas du tout compris et rabâchés mécaniquement sans aucune anticipation : rien à voir avec le geste de mémorisation.

J’ai rappelé à Raphaël (qui le « savait » pourtant... mais ne s’en souvenait plus...) le geste de réflexion. C’est lui en effet qui est à anticiper puisque, d’une façon ou d’une autre, il sera la base des tâches de tout contrôle ou examen à ces niveaux d’étude (depuis la classe de seconde, au moins ; depuis la quatrième souvent ; depuis le primaire aussi...). 

La question devient donc : maintenant que j’ai compris mon cours ou ces exercices, maintenant que j’ai fait le nécessaire pour évoquer nettement les exercices eux-mêmes (particuliers), mais aussi la règle (générale) et ses raisons, la procédure (générale), à suivre pour l’appliquer, les liens avec d’autres règles, et bien sûr aussi les conditions (générales et particulières) de son utilisation dans un problème, que dois-je absolument conserver pour me permettre de retrouver tout cela rapidement dans une réflexion ? Quelques éléments-clés des réponses apportées aux « cinq questions » seront les contenus à mémoriser « par cœur », c’est-à-dire en vue d’être retrouvés rapidement et sans hésitation. Ces éléments, qui permettront le rappel de tout le reste, se présenteront alors sans effort, presque spontanément aux différents moments de la réflexion.

En faisant ainsi « le pont » entre compréhension et réutilisation réflexive, la mémorisation sera effectuée à son meilleur niveau. Les réactivations, toujours nécessaires, porteront sur ce pont en faisant revenir les évocations du « compris » intimement liées à celles de sa réutilisation.

On peut comparer ce qui précède au modèle classique de la psychologie de la mémoire avec ses trois étapes : 
- encodage (évocation, compréhension), 
- stockage (mémorisation, constitution du stock), 
- récupération (réutilisation, réflexion). 

Si la récupération, ou « déstockage », est difficile, il faut revenir aux étapes précédentes pour les améliorer, les préciser, les approfondir. Il est intéressant de considérer une sous-étape de ce modèle, la consolidation, qui permet une meilleure récupération lorsque le contexte spatio-temporel (réel ou imaginaire…) est identique à « l’entrée » et à la « sortie » des acquis. En ce sens, l’imaginaire d’avenir de réutilisation qui sert de contexte à la mémorisation et que l’on retrouve "en vrai"  le jour « J »  est une consolidation "psychologique" idéale.

Quant aux réactivations, en activant plusieurs fois les mêmes circuits neuroniques qui constituent nos souvenirs, elles représentent aussi une forme de consolidation, "biologique" cette fois. Elles sont aussi comme des moments « d’inventaire et d’entretien du stock », pas moins mais pas plus. Si le stock n’a pas été correctement constitué au préalable, en répéter systématiquement l’inventaire n’a guère d'efficacité. "Nos acquis ont la destinée que nous leur avons donnée au départ", comme le disait Antoine de LA GARANDERIE. Les réactivations, pour nécessaires qu'elle soient,  n'y peuvent rien changer.

Même si ce modèle « basique » est actuellement complexifié par les plus récentes découvertes en neuropsychologie, il demeure valable.  Toutefois il serait illusoire de compter sur ces mécanismes « naturels » à l’œuvre dans les activités courantes pour assurer le bon fonctionnement de la mémoire pour les activités scolaires. Celles-ci exigent encore plus de conscience active et volontaire, de méthode rigoureuse, d’approfondissement de ces procédés naturels. J’ai développé dans « Accompagner… » l’opposition entre apprentissage naturel et apprentissage scolaire ( page 48 à 50). L’aventure de Raphaël en est un regrettable mais bon exemple. 

Voila pour alimenter vos réflexions en ces dernières heures de 2010 (quoique vous ayez sans doute autre chose à faire et à penser…). Et voyez, je n’oublie pas de vous souhaiter une bonne année 2011. Donc, ça va, ma mémoire ne flanche pas trop (pour le moment…).

* Voir la troisième partie d'"Accompagner..."



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