samedi 9 avril 2011

31 Vygotsky et les caisses automatiques : l’accès à l’autonomie.

Dans le petit supermarché à côté de chez moi, on a installé plusieurs caisses automatiques, ce qui évite de faire la queue à la caisse traditionnelle,ce qui est toujours assez long dans ce magasin. Une caissière "spécialisée" est préposée à l’accompagnement des personnes qui se trouvent un peu désemparées devant ces machines nouvelles, au maniement un peu complexe. Il y a plusieurs manœuvres à effectuer ; un écran donne des consignes, pas toujours bien faciles à lire au milieu de toutes les informations qui s’offrent à nos perceptions. Personnellement, n’aimant pas trop patienter pour payer mes achats, je me réjouis de cette innovation. A mon premier passage, me voyant hésiter, la caissière vient à mon secours et m’aide à repérer les consignes que l’écran m’indique visuellement, mais d’une telle façon que je ne les vois pas immédiatement, perdues qu’elles sont au milieu d’autres indications qui ne me concernent pas. Ayant fait avec son aide toutes les opérations nécessaires et m’étant acquitté du total à payer, je découvre qu’en plus de mon ticket de caisse, je suis doté d’un autre billet comportant un code-barres. Je dois présenter ce papier à un lecteur  qui ouvre un portail automatique de façon à me laisser sortir du carré réservé à ces nouvelles caisses. Tout est prévu pour éviter la moindre fraude !

Quelques jours plus tard, je me représente aux mêmes caisses. Cette fois, j’effectue seul les différentes manœuvres, avec juste une hésitation : la borne pour glisser ma carte bleue est introuvable, elle est fixée sur un axe vertical  mobile que quelqu’un a repoussé de telle façon qu’on ne la voit pas sans une petite recherche. Je range mes tickets dans mon portefeuille avec ma carte et m’apprête à sortir. Devant le refus obstiné des portes automatiques de s’ouvrir devant moi, je réalise que j’ai empoché le ticket libérateur et son code-barres.  Je le récupère, le présente et tout rentre dans l’ordre. Une seule erreur  à ce second passage « autonome » : je m’estime satisfait. La prochaine fois je n’oublierai évidemment pas cette ultime formalité. N’est-ce pas aussi par ses erreurs que l’on apprend ?

Si je vous raconte cette petite anecdote, sans intérêt par ailleurs, c’est qu’elle recouvre plusieurs réalités inhérentes à tout apprentissage, scolaire ou non. Aussi curieux que cela puisse paraître, j’ai vécu là une application de ce que Lev Vygotsky  appelle la « zone de proche développement ». Pour ce grand psychologue russe, toute personne est susceptible de développement cognitif  pour peu, d’une part, que l’objet de son apprentissage ne soit pas trop éloigné de ce qu’il sait déjà faire (la caisse traditionnelle où le client est passif), et d’autre part, qu’il soit accompagné par une personne qualifiée avant de pouvoir se débrouiller seul. Faire d’abord avec quelqu’un d’autre avant de pouvoir faire seul.

Cette conception pédagogique, postule que l’apprentissage précède et  favorise le développement cognitif. Elle s’oppose à celle d’un autre psychologue, Jean Piaget, pour qui c’est  le développement, notamment biologique, qui précède et conditionne l’apprentissage. Pour lui, l’enfant se développe par paliers et il faut parfois savoir attendre qu’il ait atteint un certain stade de développement avant de lui proposer certains objets d’apprentissage. C’est l’origine du fameux concept de « maturité », qui a fait les beaux jours de tant de conseils de classe et amené l’Ecole française à pratiquer si assidûment le  redoublement : attendons qu’il soit « mûr », une année de plus ne peut qu’améliorer ses capacités!

Ajoutons que  la conception vygoskienne vient heurter de plein fouet la conception autarcique de l’autonomie chez nos jeunes (messages 21 et 29). Vouloir se passer des autres, « faire tout seul » parce que « on sait ce qu’on a à faire »… est un obstacle à l’apprentissage, au développement des capacités intellectuelles, tout autant que le serait un encadrement trop étroit qui n’autorise aucune tentative personnelle, qui interdit et sanctionne toute  hésitation ou erreur. En revanche, un accompagnement qui guide légèrement, patiemment, qui favorise les essais, ne s’offusque pas des tentatives malheureuses mais aide à les corriger, et permet de « pouvoir faire seul » après avoir été aidé, est un élément déterminant du développement intellectuel. C’est également un facteur important de l’accès à l’autonomie.  Mais pour celui qui apprend, accepter l’aide d’un autre, c’est aussi faire preuve d’humilité, de « docilité », pour son plus grand bénéfice au final…  Et pas que pour gagner du temps au supermarché !

Mais attention ! Il s’agit ici d’un apprentissage dans la vie ordinaire et pratique,  « hors école ».  A ce niveau, apprendre = « prendre pour soi » pourrait convenir. Mais dans le monde de l’Ecole, l’apprentissage ne s’arrête pas à cela, au grand dam de beaucoup. « Prendre pour soi » des savoirs et des savoir- faire (payer à une caisse automatique, savoir et appliquer le Théorème de Thalès…) ne saurait suffire à la réussite. Il faut encore réinvestir ces acquis dans des situations inédites, inconnues (problèmes posés par d’autres que soi), où l’on se trouve seul en piste,  et en rendre compte à d’autres « autres », « rédiger » à leur intention un raisonnement convaincant … Ils sont partout à l’école, ces « autres » : au début, pendant et à la fin de l’apprentissage. Mauvais temps pour le fantasme mortifère d’autarcie ! Place à une citoyenneté assumée et libératrice.

On n’apprend pas dans le vide. Il faut tenir compte du contexte. Prendre « pour soi » des informations et les utiliser sur une île déserte pour assurer sa survie, n’a évidemment pas le même sens une fois revenu dans une société organisée. Apprendre à l’Ecole constitue un saut encore plus important, avec tous les objets conceptuels à « prendre en soi » pour mieux vivre en « acteurs » de cette société, au milieu et avec les autres. « Lire » et « écrire », cela n’a de sens que dans une juste relation aux autres, avec lesquels il faut apprendre…. à « compter »… C’est peut-être par la non-prise en compte du contexte de l’apprentissage que s’explique le contre-sens sur l’étymologie d’apprendre = prendre pour soi (message 24)…

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