mercredi 9 octobre 2013

66 - Gestion mentale et faux diagnostics de dys... et autres...

Quel formateur n'a jamais constaté qu'un enfant sur lequel pesait un diagnostic « scientifique » de dys- quelque chose, ou parfois pire, n'avait en réalité que le tort de ne pas évoquer, ou alors pas dans le bon registre (paramètre), ou d'évoquer sans tenir compte des objectifs de l'école ? Un dialogue pédagogique même très rapide peut réveiller des potentialités ignorées ou maladroitement mises en action. J'ai rencontré quantité de ces enfants mal dans leur peau, inquiets, perturbés par ces étiquettes qu'on leur avait collées sur le front et qui s'était profondément insinuée dans leur tète et surtout dans leur coeur. Je voudrais aujourd'hui donner quatre exemples qui me paraissent significatifs de ce véritable « mal du siècle » et de la façon dont la gestion mentale a permis à des jeunes ainsi "diagnostiqués", de retrouver le sourire dans l'exercice de leur métier d'élève.

Diagnostic de difficultés de « mémoire à court terme et de travail ».
Très récemment, au cours d'un stage de méthodologie avec une classe de seconde, une élève, appelons la Julie, paraissait très timide et peu à l'aise quand on l’invitait à prendre la parole. À la pause, le professeur principal me montra sa fiche de renseignements. Elle mentionnait que Julie souffrait de "troubles de la mémoire à court terme, de perturbations de la mémoire de travail… mais pas de la totalité du raisonnement" (encore heureux !) et qu'elle avait "des difficultés avec la compréhension".

Un peu plus tard un exercice fut proposé : mémoriser et retrouver selon la demande (dans l'ordre, à l'endroit ou à l'envers, par numéro pair ou impair…) une liste d’une quinzaine de mots avec leur numéro d'ordre. Interrogée, Julie manifesta un grand effort de rappel mais ne put aller au-delà du cinquième mot. Comment avait-elle appris ces mots ? Elle les avait répétés plusieurs fois dans sa tête comme elle faisait généralement pour apprendre : c'est ainsi qu'on lui avait conseillé de faire. D'autres élèves, bien plus performants dans l'exercice, firent état de la manière dont ils avaient eux-mêmes opéré  : certains en se racontant une histoire dans leur tête et en intégrant tous les mots dans l'ordre ; d'autres, moins à l'aise à la restitution, en faisant prioritairement des liens entre les mots mais dans le désordre (réalisation d'un fort projet de sens d'explication, mais mal adapté à l'objectif annoncé…) ; d'autres en se faisant un film dans leur tête, avec les images correspondant au sens des mots ; d'autres comme une bande dessinée ; d'autres encore en réunissant les mots par petits groupes de trois ou quatre et en les reliant par un commentaire : d'autres enfin en "photographiant" la liste de manière à pouvoir la relire intégralement dans leur tête, etc. Tout en écoutant ces témoignages, je surveillais Julie du coin de l’œil et je la voyais intéressée par ces stratégies, comme si tout cela était nouveau pour elle.

Je demandai alors à tous les élèves, après avoir bien recueilli dans leur tête le fruit de leurs évocations, de les comparer à la liste originale pour en parfaire l'apprentissage, cette fois en tenant compte de la diversité des utilisations possibles (dans l'ordre, en désordre, par numéro pairs, etc...). Puis je leur proposais de s'interroger à tour de rôle, comme une sorte de jeu, en faisant preuve d'imagination dans leur demande de restitution. Une des élèves spontanément interrogea alors Julie qui, cette fois, récita la liste intégralement et sans erreurs, même si le débit n'était pas très rapide. Comment avait-elle fait ? Elle venait de se rendre compte qu'elle pouvait faire des images dans sa tête et que cela était bon pour son apprentissage. Par la suite du stage, il s'avéra que cette découverte lui avait ouvert un champ de possibilités jusqu'alors ignorées et qu'elle put réinvestir sans problème dans des exercices de lecture de plus en plus complexes. Quant à ses supposées difficultés de mémoire à court terme ou de travail (ce qui pour les neurologues est désormais la même chose), elles semblaient avoir disparu.

Diagnostic de dyslexie.
Dans un autre stage la semaine précédente avec une autre classe de seconde, un élève, appelons le Julien, s'annonçait lui-même comme souffrant d'une forte et ancienne dyslexique. Lors de la rencontre avec les parents, sa maman me précisa qu'il avait de grosses difficultés en lecture, qu'il était très lent dans ses devoirs, qu'il ne comprenait pas bien les consignes et qu'il avait bénéficié jusqu'ici d'un tiers-temps thérapeutique, que sa dyslexie était ancienne et qu'il avait eu des difficultés depuis le début du primaire, qu'il avait vu plusieurs spécialistes sans trop de résultat, etc. Je pus constater dans différents exercices de lecture que Julien n'évoquait pas au-delà d'une simple répétition intérieure (subvocalisation) de ce qu'il lisait et de l’évocation visuelle spontanée et aléatoire de certains mots avec lesquels il se débrouillait plus ou moins facilement pour fabriquer un sens qui lui paraissait pouvoir convenir. Je remarquai que sur son cahier de stage il écrivait de façon agréable, avec une encre verte. Pourtant ce n'était pas son écriture qu'il évoquait mais une écriture impersonnelle (imprimerie). Il me précisa qu'il avait adopté cette graphie récemment mais que jusqu'alors son écriture n'était pas aussi belle. Nous avions repéré également que lorsqu'il avait des évocations verbales, c'était sa voix qu'il entendait. Ayant pris le temps de lui demander comment il faisait pour retenir ce que son professeur de sport lui montrait, il me précisa qu'il faisait des images de lui-même en train de faire le mouvement. Je lui proposais alors d'essayer de lire un texte en s'imaginant l'action et les personnages dont parlait l'auteur. Avec surprise il se rendit compte qu'il pouvait là aussi accéder à ce monde imaginaire et que cela lui procurait le sens de ces mots qu'il avait jusqu'alors tant de mal à comprendre. Assez rapidement sa lecture devint plus rapide et le sens dont il témoignait était tout à fait correct. Dans le reste de l'année, il assura progressivement ces découvertes qui lui permirent de sortir du cercle vicieux dans lequel il semblait avoir été mis par ignorance de ses potentialités tout à fait honorables, largement suffisantes pour lui valoir un passage en Première qui ne devait rien à une quelconque commisération ou traitement "thérapeutique".

Diagnostic de surdité.
Un troisième exemple plus ancien concerne une jeune fille de quatrième, appelons la Christelle. Elle avait été envoyée par le directeur de son collège après un diagnostic de trouble auditif effectué par un professeur d'orthophonie. En effet elle ne pouvait pas répéter à l'identique une phrase simple, elle en modifiait systématiquement les termes. Ainsi, si on lui parlait de « tableaux » (de peintre) elle reformulait une phrase où il était question de « toiles » ou de « cadres ». Ce diagnostic assez lourd la troublait profondément et ses résultats scolaires commençaient à baisser alors que jusque-là ils avaient été tout à fait convenables. Je menais avec Christelle un dialogue pédagogique duquel il ressortit qu'elle utilisait prioritairement et habituellement des évocations verbales, des commentaires personnels analytiques sur ce qu'elle voyait ou entendait. Ainsi ce qu'elle restituait était ce qu'elle s’était dit à elle-même pour comprendre le sens de ce qu'on lui disait (projet prioritaire et irrépressible) et non ce qu'elle avait entendu (et qui s'était évanoui aussitôt passée la perception). La répétition fidèle, à l’identique, des mots de son interlocuteur lui était quasiment impossible, ou alors avec un énorme effort de concentration pour surveiller à la fois l'entendu et l’évoqué qui n'étaient en rien semblables. Rassurée par la découverte de cette particularité de son fonctionnement mental, Christelle reprit le cours de ses études et devint une excellente élève par la suite au collège puis au Lycée.

Diagnostic de débilité.

Dans un précédent message (n° 64 : Question de vocabulaire) j'ai déjà raconté la mésaventure de cette enfant de primaire qui avait mal interprété une consigne et pour qui la maîtresse, inquiète devant les résultats hors du sens (le sien...), conseillait de consulter un psychologue. Je voudrais donner un autre exemple concernant une autre élève de primaire, appelons la Juliette (je ne me souviens plus très bien de son niveau de classe). Cette enfant manifestait les symptômes d'une grande angoisse : trouble du sommeil, retour du pipi au lit, crises de larmes sans trop de raisons… Orthophonie, psychothérapie, consultations diverses n’y changeaient rien. À l'origine de ces dysfonctionnements : le diagnostic sévère de sa maîtresse à propos de sa mauvaise compréhension de la règle de l'accord du participe passé employé avec l'auxiliaire avoir. Juliette récitait la règle sans hésiter et sans se tromper. Mais dans les exercices elle accordait les participes passés systématiquement à contretemps, à l'envers : si la phrase comportait un COD et qu'il précédait le verbe elle n'accordait pas le participe passé ; en revanche s'il venait après le verbe elle l’accordait. Puisque Juliette connaissait bien la règle, le professeur ne comprenait pas pourquoi elle inversait ainsi les accords. Ne comprenant pas la cause de ces erreurs elle concluait  à un dysfonctionnement psychologique, voire cérébral. Rien de moins !

Le dialogue pédagogique mené avec Juliette donna ceci. « Comment fais-tu pour reconnaître si le COD vient avant ou après le verbe ? »  Et Juliette de répondre sans hésiter : « Dans ma tête je vois une voiture et je regarde si c'est devant ou derrière ». Ne comprenant pas bien ce qu'elle voulait dire, je lui demandai de dessiner ce qu'elle voyait ainsi mentalement. Voici à peu près ce qu'elle dessina.


On notera que la voiture était orientée dans le sens d'une marche de la gauche vers la droite : la bonne direction mais sans le mouvement implicite de l'axe du temps. Ainsi le lieu de compréhension de Juliette étant l'espace elle avait transposé les indicateurs temporels « avant » et « après » en « avant-devant » et « arrière-derrière » de nature spatiale. Elle disait d'ailleurs: « quand le participe passé est placé devant le verbe » aussi bien que « placé avant ». En effet ne parle-t-on pas de l'avant d'une voiture pour parler de ce qui est devant les yeux du chauffeur ? Et quand un passager est placé derrière lui, n'occupe-t-il pas les places arrières ? C’était très logique… pour elle ; mais inadapté à la situation. Logiquement, donc, lorsqu'elle voyait le participe passé "devant", à "l'avant" de la voiture, c'est-à-dire à droite de son image, elle l'accordait, alors que selon la règle il "venait après" le verbe et donc ne devait pas s'accorder ! On pourrait dire que Juliette était encore au stade concret selon Piaget et qu'elle n'avait pas encore accédé au stade symbolique. En lieu et place d'un axe du temps, figure culturelle, symbolique et dynamique  orientée de gauche à droite, représentant l'écoulement du temps, son référent mental était un objet concret dont l'orientation était certes correcte mais dont le mouvement, et donc le temps, étaient absents. Par la suite, en introduisant du mouvement sur cette base concrète, je l'ai aidée à dépasser cette étape cruciale de son développement intellectuel. Et ses nuits redevinrent paisibles.

L'application de la règle  de l'accord du participe passé est redoutable pour les personnes qui opèrent leur compréhension dans l'espace alors que la règle elle-même est d’essence temporelle. En effet, dans le déroulement de la phrase, c'est lorsque que le COD vient avant, autrement dit précède le verbe (ancienne formulation de cette règle... qu'on a dû vouloir simplifier...) qu'il y a lieu de l'accorder, puisqu'ainsi on le connaît à l'avance lorsque l'on écrit ou prononce le participe. Alors que s'il vient ou arrive après, ne sachant pas avec quoi l'accorder au moment d'écrire ou de prononcer le participe passé, le neutre s'impose : dans le doute la sagesse est de s'abstenir…. Et ce n'est pas de remplacer le verbe par « prendre » ou « dire » pour tester l'accord à l'oreille qui va aider à sortir de ce doute. Ça ne gêne aucunement les journalistes, et pas seulement eux, de dire « ces chansons que vous avez fait » ou « ces phrases vous les avaient bien dit »… comme on l'entend si souvent.

Que conclure à partir de ces exemples ? Nous sommes conditionnés par 50 ans de psychologie béhavioriste dont le postulat était de ne prendre en considération dans le comportement humain que ce qui est observable et quantifiable, en occultant toute la partie mentale, observable seulement de l'intérieur par le sujet lui-même par un exercice d'introspection, méthode de recherche interdite par ces comportementalistes mais actuellement en voie de réhabilitation par certains neurologues [1], et pas des moindres. C'est cet interdit qui conduit tout droit à ces diagnostics faussement scientifiques et basés uniquement sur des observations extérieures et nullement rigoureuses de professionnels mal formés ou simplement mal informés. La conséquence devient cause. Quel gâchis ! Il faudra malheureusement encore bien du temps avant que les échos des travaux d'Antonio Damasio ne parviennent jusque dans les cabinets ou les officines qui prolifèrent proportionnellement à la montée d'un échec scolaire qui n'a pourtant rien de fatidique et qu'ils contribuent à entretenir quand ils ne l'aggravent pas.




[1] Dans son dernier ouvrage, « L'autre moi-même, Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions » (Odile Jacob, 2012), A. Damasio réhabilite l'introspection comme méthode fiable pour l'observation du monde mental. Il défend par ailleurs dans son dernier chapitre l'idée que les états mentaux sont de nature aussi physique que les états cérébraux qui leur correspondent, en dépit du fait qu’ils ne soient observables que de l'intérieur du cerveau et par le sujet lui-même, dont il ne voit aucune raison de douter de la sincérité lorsqu'il en témoigne.

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