Quel formateur n'a jamais constaté qu'un enfant sur lequel
pesait un diagnostic « scientifique » de dys- quelque chose, ou parfois pire, n'avait en réalité que le tort de ne pas évoquer, ou alors pas dans le bon registre (paramètre),
ou d'évoquer sans tenir compte des objectifs de l'école ? Un dialogue
pédagogique même très rapide peut réveiller des potentialités ignorées ou
maladroitement mises en action. J'ai rencontré quantité de ces enfants mal dans
leur peau, inquiets, perturbés par ces étiquettes qu'on leur avait collées sur
le front et qui s'était profondément insinuée dans leur tète et surtout dans leur coeur. Je voudrais aujourd'hui donner quatre exemples qui me paraissent significatifs
de ce véritable « mal du siècle » et de la façon dont la gestion mentale a permis
à des jeunes ainsi "diagnostiqués", de retrouver le sourire dans l'exercice de leur métier d'élève.
Diagnostic de difficultés
de « mémoire à court terme et de travail ».
Très récemment, au cours d'un stage de méthodologie avec une
classe de seconde, une élève, appelons la Julie, paraissait très timide et peu
à l'aise quand on l’invitait à prendre la parole. À la pause, le professeur
principal me montra sa fiche de
renseignements. Elle mentionnait que Julie souffrait de "troubles de la mémoire à court
terme, de perturbations de la mémoire de travail… mais pas de la totalité du
raisonnement" (encore heureux !) et qu'elle avait "des difficultés avec la
compréhension".
Un peu plus tard un exercice fut proposé :
mémoriser et retrouver selon la demande (dans l'ordre, à l'endroit ou à
l'envers, par numéro pair ou impair…) une liste d’une quinzaine de mots avec
leur numéro d'ordre. Interrogée, Julie manifesta un grand
effort de rappel mais ne put aller au-delà du cinquième mot. Comment avait-elle
appris ces mots ? Elle les avait répétés plusieurs fois dans sa tête comme elle
faisait généralement pour apprendre : c'est ainsi qu'on lui avait conseillé de
faire. D'autres élèves, bien plus performants dans l'exercice, firent état de la manière dont
ils avaient eux-mêmes opéré : certains en se racontant une
histoire dans leur tête
et en intégrant tous
les mots dans l'ordre ; d'autres, moins à l'aise à la restitution, en
faisant prioritairement des liens entre les mots mais dans le désordre (réalisation
d'un fort projet de sens d'explication, mais mal adapté à l'objectif annoncé…) ; d'autres en se faisant un
film dans leur tête, avec les images correspondant au sens des mots ; d'autres
comme une bande dessinée ; d'autres encore en réunissant les mots par petits
groupes de trois ou quatre et en les reliant par un commentaire : d'autres
enfin en "photographiant" la liste de manière à pouvoir la relire intégralement
dans leur tête, etc. Tout en écoutant ces témoignages, je surveillais Julie du
coin de l’œil et je la voyais intéressée par ces stratégies, comme si tout
cela était nouveau pour elle.
Je demandai alors à tous les élèves, après avoir bien
recueilli dans leur tête le fruit de leurs évocations, de les comparer à
la liste originale pour en parfaire l'apprentissage, cette fois en tenant
compte de la diversité des utilisations possibles (dans l'ordre, en désordre, par numéro pairs, etc...). Puis je leur proposais de s'interroger à tour de rôle, comme une sorte de jeu, en faisant preuve d'imagination dans leur demande de restitution. Une des élèves spontanément interrogea alors Julie qui, cette fois, récita la liste intégralement et sans
erreurs, même si le débit n'était pas très rapide. Comment avait-elle fait ? Elle
venait de se rendre compte qu'elle pouvait faire des images dans sa tête et que
cela était bon pour son apprentissage. Par la suite du stage, il s'avéra que
cette découverte lui avait ouvert un champ de possibilités jusqu'alors ignorées et qu'elle put réinvestir sans problème dans des exercices de lecture de plus
en plus complexes. Quant à ses supposées difficultés de mémoire à court terme ou de
travail (ce qui pour les neurologues est désormais la même chose), elles
semblaient avoir disparu.
Diagnostic de dyslexie.
Dans un autre stage la semaine précédente avec une autre
classe de seconde, un élève, appelons le Julien, s'annonçait lui-même comme souffrant d'une forte et ancienne dyslexique. Lors de la
rencontre avec les parents, sa maman me précisa qu'il avait de grosses
difficultés en lecture, qu'il était très lent dans ses devoirs, qu'il ne
comprenait pas bien les consignes et qu'il avait bénéficié jusqu'ici d'un
tiers-temps thérapeutique, que sa dyslexie était ancienne et qu'il avait eu des
difficultés depuis le début du primaire, qu'il avait vu plusieurs spécialistes
sans trop de résultat, etc. Je pus constater dans différents exercices de lecture que
Julien n'évoquait pas au-delà d'une simple répétition intérieure (subvocalisation) de ce qu'il lisait et de
l’évocation visuelle spontanée et aléatoire de certains mots avec lesquels il se débrouillait plus ou moins facilement pour fabriquer
un sens qui lui paraissait pouvoir convenir. Je remarquai que sur son cahier
de stage il écrivait de façon agréable, avec une encre verte. Pourtant ce n'était
pas son écriture qu'il évoquait mais une écriture impersonnelle (imprimerie). Il me
précisa qu'il avait adopté cette graphie récemment mais que jusqu'alors son
écriture n'était pas aussi belle. Nous avions repéré également que lorsqu'il avait
des évocations verbales, c'était sa voix qu'il entendait. Ayant pris le temps
de lui demander comment il faisait pour retenir ce que son professeur de sport
lui montrait, il me précisa qu'il faisait des images de lui-même en train de
faire le mouvement. Je lui proposais alors d'essayer de lire un texte en
s'imaginant l'action et les personnages dont parlait l'auteur. Avec surprise il
se rendit compte qu'il pouvait là aussi accéder à ce monde imaginaire et que cela lui
procurait le sens de ces mots qu'il avait jusqu'alors tant de mal à comprendre.
Assez rapidement sa lecture devint plus rapide et le sens dont il témoignait
était tout à fait correct. Dans le reste de l'année, il assura progressivement ces découvertes qui lui permirent de sortir du cercle vicieux dans lequel il semblait avoir été mis par ignorance
de ses potentialités tout à fait honorables, largement suffisantes pour lui valoir un passage en Première qui ne devait rien à une quelconque commisération ou traitement "thérapeutique".
Diagnostic de
surdité.
Un troisième exemple plus ancien concerne une jeune fille de
quatrième, appelons la Christelle. Elle avait été envoyée par le directeur de
son collège après un diagnostic de trouble auditif effectué par un professeur d'orthophonie.
En effet elle ne pouvait pas répéter à l'identique une phrase simple, elle en modifiait systématiquement les termes. Ainsi, si on lui parlait de « tableaux » (de
peintre) elle reformulait une phrase où il était question de
« toiles » ou de « cadres ». Ce diagnostic assez lourd la
troublait profondément et ses résultats scolaires commençaient à baisser alors
que jusque-là ils avaient été tout à fait convenables. Je menais avec
Christelle un dialogue pédagogique duquel il ressortit qu'elle utilisait
prioritairement et habituellement des évocations verbales, des commentaires
personnels analytiques sur ce qu'elle voyait ou entendait. Ainsi ce qu'elle restituait était ce qu'elle s’était dit à elle-même pour
comprendre le sens de ce qu'on lui disait (projet prioritaire et irrépressible) et non ce qu'elle avait entendu (et qui s'était évanoui aussitôt passée la perception). La répétition fidèle, à l’identique,
des mots de son interlocuteur lui était quasiment impossible, ou alors avec un
énorme effort de concentration pour surveiller à la fois l'entendu et l’évoqué
qui n'étaient en rien semblables. Rassurée par la découverte de cette particularité de son fonctionnement mental, Christelle reprit le cours de ses
études et devint une excellente élève par la suite au collège puis au Lycée.
Diagnostic de débilité.
Dans un précédent message (n° 64 : Question de vocabulaire) j'ai déjà raconté la mésaventure de cette enfant de primaire qui
avait mal interprété une consigne et pour qui la maîtresse, inquiète devant les
résultats hors du sens (le sien...), conseillait de consulter un psychologue. Je
voudrais donner un autre exemple concernant une autre élève de primaire,
appelons la Juliette (je ne me souviens plus très bien de son niveau de classe).
Cette enfant manifestait les symptômes
d'une grande angoisse : trouble du sommeil, retour du pipi au lit, crises de
larmes sans trop de raisons… Orthophonie, psychothérapie, consultations
diverses n’y changeaient rien. À l'origine de ces dysfonctionnements : le
diagnostic sévère de sa maîtresse à propos de sa mauvaise compréhension de la
règle de l'accord du participe passé employé avec l'auxiliaire avoir. Juliette
récitait la règle sans hésiter et sans se tromper. Mais dans les exercices elle
accordait les participes passés systématiquement à contretemps, à l'envers : si
la phrase comportait un COD et qu'il précédait le verbe elle
n'accordait pas le participe passé ; en revanche s'il venait après le
verbe elle l’accordait. Puisque Juliette connaissait bien la règle, le
professeur ne comprenait pas pourquoi elle inversait ainsi les accords. Ne
comprenant pas la cause de ces erreurs elle concluait à un dysfonctionnement psychologique, voire
cérébral. Rien de moins !
Le dialogue pédagogique mené avec Juliette donna ceci. « Comment
fais-tu pour reconnaître si le COD vient avant ou après le verbe ? » Et Juliette de répondre sans hésiter : « Dans
ma tête je vois une voiture et je regarde si c'est devant ou derrière ».
Ne comprenant pas bien ce qu'elle voulait dire, je lui demandai de dessiner ce
qu'elle voyait ainsi mentalement. Voici à peu près ce qu'elle dessina.
On notera que la voiture était orientée dans le sens d'une
marche de la gauche vers la droite : la bonne direction mais sans le mouvement implicite de l'axe du temps. Ainsi le lieu de compréhension de Juliette étant
l'espace elle avait transposé les indicateurs temporels « avant » et « après »
en « avant-devant » et « arrière-derrière » de nature spatiale. Elle disait
d'ailleurs: « quand le participe passé est placé devant le verbe » aussi bien que « placé avant ». En effet ne parle-t-on pas
de l'avant d'une voiture pour parler de ce qui est devant les yeux du chauffeur
? Et quand un passager est placé derrière lui, n'occupe-t-il pas les places arrières ? C’était très logique… pour elle ; mais inadapté à la situation. Logiquement, donc, lorsqu'elle voyait le participe passé "devant", à "l'avant" de la voiture, c'est-à-dire à droite de son image, elle l'accordait, alors que selon la règle il "venait après" le verbe et donc ne devait pas s'accorder ! On
pourrait dire que Juliette était encore au stade concret selon Piaget et qu'elle n'avait pas encore accédé au stade symbolique. En lieu et place
d'un axe du temps, figure culturelle, symbolique et dynamique orientée de gauche à droite, représentant l'écoulement du temps, son référent mental était un objet concret dont l'orientation était certes correcte mais dont le mouvement, et donc le temps, étaient absents.
Par la suite, en introduisant du mouvement sur cette base concrète, je l'ai aidée à dépasser cette étape cruciale
de son développement intellectuel. Et ses nuits redevinrent paisibles.
L'application de la règle de l'accord du participe passé est redoutable
pour les personnes qui opèrent leur compréhension dans l'espace alors que la
règle elle-même est d’essence temporelle. En effet, dans le déroulement de la phrase, c'est lorsque que le COD vient avant, autrement dit précède le verbe (ancienne formulation de cette règle... qu'on a dû vouloir simplifier...) qu'il y a lieu de
l'accorder, puisqu'ainsi on le connaît à l'avance lorsque l'on écrit ou prononce le
participe. Alors que s'il vient ou arrive après, ne sachant pas avec quoi l'accorder au moment d'écrire ou de
prononcer le participe passé, le neutre s'impose : dans
le doute la sagesse est de s'abstenir…. Et ce n'est pas de remplacer le verbe
par « prendre » ou « dire » pour tester l'accord à
l'oreille qui va aider à sortir de ce doute. Ça ne gêne aucunement les
journalistes, et pas seulement eux, de dire « ces chansons que vous avez
fait » ou « ces phrases vous les avaient bien dit »… comme on
l'entend si souvent.
Que conclure à partir de ces exemples ? Nous sommes
conditionnés par 50 ans de psychologie béhavioriste dont le postulat était de
ne prendre en considération dans le comportement humain que ce qui est
observable et quantifiable, en occultant toute la partie mentale, observable
seulement de l'intérieur par le sujet lui-même par un exercice d'introspection,
méthode de recherche interdite par ces comportementalistes mais actuellement en voie de
réhabilitation par certains neurologues [1], et pas des moindres. C'est cet interdit qui conduit tout droit à ces diagnostics faussement
scientifiques et basés uniquement sur des observations extérieures et nullement
rigoureuses de professionnels mal formés ou simplement mal informés. La conséquence devient cause. Quel
gâchis ! Il faudra malheureusement encore bien du temps avant que les échos des
travaux d'Antonio Damasio ne parviennent jusque dans
les cabinets ou les officines qui prolifèrent proportionnellement à la montée
d'un échec scolaire qui n'a pourtant rien de fatidique et qu'ils contribuent à entretenir quand ils ne l'aggravent pas.
[1]
Dans son dernier ouvrage, « L'autre moi-même, Les nouvelles cartes du
cerveau, de la conscience et des émotions » (Odile Jacob, 2012), A. Damasio
réhabilite l'introspection comme méthode fiable pour l'observation du monde
mental. Il défend par ailleurs dans son dernier chapitre l'idée que les états
mentaux sont de nature aussi physique que les états cérébraux qui
leur correspondent, en dépit du fait qu’ils ne soient observables que de
l'intérieur du cerveau et par le sujet lui-même, dont il ne voit aucune raison
de douter de la sincérité lorsqu'il en témoigne.
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