Voici un article qui vient d'être publié dans la Feuille d'If Belgique (numéro 26 de juin 2013). J' y fais le compte rendu d'un certain nombre de lectures d'ouvrages de neurologues, dont j'ai déjà rendu compte en (toute petite) partie dans ce blog, notamment dans le message numéro 47. J'ai présenté ce travail au dernier colloque de l'IIGM (26 Octobre 2013), de façon forcément très raccourcie. Ces publications à la fois sur mon blog et sur le site de l'association IF Belgique (http://www.ifbelgique.be/) permettront aux participants du colloque de retrouver, avec plus de précision le contenu de mon intervention, ainsi que les références des ouvrages que j'ai consultés avec les titres exacts de leurs auteurs. Bonne lecture.
On peut aussi télécharger l'article ou le schéma de MNESIS.
On peut aussi télécharger l'article ou le schéma de MNESIS.
GESTION MENTALE
ET
NEUROSCIENCES cognitives
(État d'une réflexion
évolutive et très loin d'être aboutie…)
Lors d'un récent stage avec des élèves de seconde, pour
notre première prise de contact, j'avais demandé aux jeunes de se présenter en indiquant en quelques mots
ce qui, à leurs yeux, était nécessaire à la réussite scolaire : « pour vous, qu'est-ce qui fait qu'un élève
réussit dans ses études ? ». Au milieu des inévitables et bien
appris (quoique assez peu suivis dans cette classe…), « travailler
régulièrement », « apprendre
ses leçons », « bien se concentrer », etc., une élève énonça
timidement ceci : « il faut connaître les
parties obscures de son cerveau ». Cette formulation singulière m'a
servi d'entrée en matière pour travailler avec ces jeunes pendant les trois
jours suivants au cours desquels je les ai amenés à la découverte de leur monde
mental. J’ai ainsi accompagné cette exploration des gestes mentaux, en y
insistant plus que d'habitude, d’un certain nombre d’informations sur des
réalités cérébrales tirées de travaux récents de neurologues et actuellement largement
diffusées un peu partout… sauf à l'école !
J'ai pu constater non seulement le très grand intérêt de ces jeunes pour ces
notions scientifiques, pas toujours simples et tout à fait nouvelles pour eux,
mais surtout, dans tous les exercices qui ont suivi, une participation et un intérêt
pour la découverte de leur fonctionnement mental qui ne m'a jamais paru aussi soutenu
et aussi approfondi. Ces résultats
m'encouragent à creuser cette question : quels sont les liens que l'on peut
établir entre la "gestion mentale" (GM) d'Antoine de LA GARANDERIE (ADLG) , héritier d'une longue tradition philosophique de la connaissance et de
l’être humain, et les découvertes « scientifiques » les plus récentes
des neurosciences ?
Si la gestion mentale ne bénéficiait pas à son
origine d’une validation scientifique a
priori, la recherche actuelle en neurosciences la lui apporte abondamment a posteriori, fournissant ainsi des preuves
expérimentales aux intuitions des philosophes. On ne peut ouvrir un livre ou
une revue scientifique traitant des dernières découvertes sur le cerveau sans retrouver,
parfois dans des termes extrêmement proches, les descriptions d'Antoine de La
Garanderie. On pourrait dire que ce chercheur, à partir d'observations
empiriques et de référents philosophiques, à élaboré une brillante hypothèse sur
l'accès à la connaissance, hypothèse que la recherche scientifique actuelle,
grâce aux progrès des technologies d'observation du fonctionnement du cerveau,
vient en grande partie vérifier et valider. En quelque sorte, les neurosciences
fournissent des explications modélisées de l'activité cérébrale humaine,
regroupées sous l'appellation générique de « mémoire », et la GM, sans pour autant qu'elle se limite à cela, fournirait aux utilisateurs
que nous sommes le mode opératoire, le « comment faire dans sa
tête », de ces découvertes, notamment, mais pas seulement, dans leurs
applications pédagogiques. Cependant, malgré l’abondance des informations actuellement
disponibles sur le cerveau, et nous n’en sommes encore qu’à l’orée de ce champ
de connaissance que l’on devine immense, le monde scolaire s’en tient
frileusement éloigné, ce qui n’aide pas à faire les liens entre ces découvertes
et la G.M.
Il y a, c'est une évidence, un certain nombre de choses que
les enseignants doivent connaître sur le fonctionnement d'un cerveau qui
apprend (ce qui est sa fonction essentielle). Le livre de Pascale Toscani : Apprendre avec les
neurosciences (Chronique Sociale, 2012) va bien dans ce sens. Cet ouvrage
est intéressant à plus d’un titre et il devrait être lu par tous les
enseignants, autant les nouveaux pour leur formation initiale, que les anciens...
pour qui ce serait une occasion parmi d’autres de réactualiser leurs
savoirs sur « les chemins de la
connaissance » déjà si précisément décrits par ADLG [1]. A ce sujet, l’auteure
cite Edgar MORIN : « Il est
remarquable que l'éducation qui vise à communiquer les connaissances soit
aveugle sur ce qui est la connaissance humaine, ses dispositifs, ses
infirmités, ses difficultés, ses propensions à l'erreur, comme à l'illusion. » Pour P. TOSCANI, il n’y aura pas, et
nous adhérons pleinement à cela, de véritable rénovation de l’Ecole française
sans l’intégration dans l’acte d’enseigner de ces données neurologiques, à la
base de la réussite souvent donnée en exemple d’autres systèmes éducatifs dans le
monde. Parmi les idées fortes développées
dans ce livre, une d’elle rejoint particulièrement notre conviction : il
faut tordre le cou à l’idée encore bien ancrée dans notre société, y compris chez beaucoup d'enseignants, que le
cerveau serait « fixé » dès l'enfance dans ses potentialités
d'apprentissage, ce qui l’amènerait tôt ou tard à rencontrer ses « limites ».
Rien n’est plus faux ! Tout au
contraire, on sait aujourd'hui qu’il est essentiellement « modifiable », perfectible, durant toute la vie, notamment par le moyen des
apprentissages : c’est ce que l'on appelle « la plasticité cérébrale ».
On
retrouve ici l’éducabilité cognitive, dont s’est toujours réclamée la
G.M.
L’auteure plaide avec conviction pour que l'on enseigne la
neurologie aux élèves (et on aimerait que ce ne soit pas là le dernier gadget à
la mode …) : « Il est fondamental que les
enseignants et les élèves comprennent le fonctionnement de leur cerveau, qu’ils
comprennent l'importance de la gestion des fonctions cognitives qui sont en jeu
dans le traitement de toute information. L'intégration active de la gestion des
fonctions cognitives nécessaires aux apprentissages facilitera cette plasticité
cérébrale évoquée précédemment, p.
26 » Malgré tout, une fois ces connaissances distribuées, restera la
question de leur application quotidienne. Mais qu’est-ce donc que la Gestion
mentale, si ce n'est la prise en compte de cette « gestion des fonctions cognitives nécessaires aux apprentissages »
et de leur mode d’emploi ? Si les neurosciences nous permettent de mieux
expliquer leur importance, la gestion
mentale, elle, nous permet de les mettre en pratique, traçant ainsi la voie, au
minimum vers un « plus » d’efficacité, et mieux encore, vers un
« être plus », un plus d’authentique humanité. Voici donc une
première pierre apportée à la justification scientifique des contenus et de
l'intérêt des travaux d'ADLG. Toutefois une hirondelle ne
faisant pas le printemps, je me suis soucié de confirmer encore davantage ce
rapprochement salutaire.
Déjà, lors de l'écriture d' « Accompagner… »[2], je m'étais soucié de
faire des liens entre les concepts de la gestion mentale et ce que l'on savait
du fonctionnement cérébral. Mais c'était il y a quatre ans … et en ce domaine
tout va très vite. « À l'époque » donc, comme tout praticien en gestion
mentale, je n'étais pas sans avoir déjà quelques notions : le cerveau triunique
de Mac Lean, toujours globalement pertinent même s'il est aujourd’hui quelque peu
dépassé ou complété, les travaux
d'Antonio Damasio sur le rôle déterminant des émotions dans l’exercice de
l’intelligence, les apports déjà anciens de Tony Buzan, etc. Pour aller un
peu plus loin, et conseillé par un neuropsychiatre, j'avais alors lu quelques
ouvrages suffisamment accessibles au néophyte que j'étais, particulièrement
celui de Marc JANNEROD, Le cerveau
intime (O. Jacob, 2005). Dans
ce livre, comme dans ceux dont il sera question plus loin, l’étude du
fonctionnement cérébral humain est menée à partir de cas cliniques de personnes
au cerveau gravement traumatisé. Les chercheurs ont en perspective la mise au
point de nouveaux traitements pour soigner les maladies neurologiques dues, notamment,
au vieillissement. Il n'en demeure pas moins que les pédagogues que nous sommes
peuvent trouver dans ces travaux matière à nourrir leur réflexion et leurs
pratiques.
J’avais retiré de ces lectures le sentiment que la gestion
mentale était, pour l’essentiel, très proche des descriptions faites par les
chercheurs. Toutefois quelques questions continuaient à occuper mon esprit :
quels mécanismes cérébraux sous-tendent la
mise en projet ? Quels sont les circuits
neuronaux à la base de l'acte d'évocation, du moins tel que nous le définissons
car il ne correspond pas en totalité à l'usage qu'en fait la neurologie de la
mémoire qui réserve généralement ce terme au seul rappel conscient d'un
souvenir. Comment les scientifiques rendent-ils
compte de la distinction entre évocation visuelle et évocation auditive,
voire kinesthésique ? Comment s'articule notre activité consciente et les zones
qui lui resteront à tout jamais inaccessibles ? Comment s'opère dans le cerveau le retour des souvenirs
anciens et pertinents nécessaires à la réalisation d'une tâche présente ? Et
plus globalement, ce que je fais découvrir aux élèves est-il « scientifiquement
correct » au regard de ce que nous livrent de plus en plus rapidement et abondamment les
laboratoires de recherche de plus en
plus relayés par les grands médias ? J'ai donc poursuivi mes lectures. Cinq
ouvrages m'ont particulièrement intéressé et apporté de sérieux éléments de
réponse à mes questions.
Le premier est un essai savoureux de Lionel NACCACHE (L.N.)[3] : « Perdons-nous
connaissance ? » (O. Jacob, 2010). J’ai bien aimé la
démonstration menée par ce neurologue, qui outre ses observations cliniques, s’inspire
explicitement de la phénoménologie (voir message 57 de mon blog [4]). L'auteur s'efforce de comprendre
la raison des obstacles mis historiquement à l'accès à la connaissance, réservé
à des initiés soigneusement triés jusqu'à sa démocratisation amorcée au XVIII°
siècle par les encyclopédistes et aboutissant à la surabondance actuelle des
sources de savoirs. Il est permis de ne pas adhérer entièrement à la dernière
partie de ce livre, dans laquelle l'auteur se livre à une extrapolation très
imaginative et romancée de ce qu'il a établi précédemment. Il demeure que la
description des cas sur lesquels il s'appuie donne un poids certain à des
propositions qui nous intéressent particulièrement et dont voici quelques
aperçus.
Pour L.N., p. 71, « la
connaissance se joue toujours au coeur de nos subjectivités respectives et
singulières qui, malgré leur diversité, obéissent à des lois communes. »
Les « profils pédagogiques »
diversifiés et les « lois de la vie mentale » d’ADLG ?
Et aussi, p. 72 -73 : « nous ne cessons de produire des interprétations du « réel », de ce
qui nous arrive, de ce que nous percevons et de ce à quoi nous pensons, y
compris quand nous croyons simplement nous livrer à un quelconque exercice «
objectif » de connaissance. » Un peu plus loin, « ces interprétations sont fictives, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas
là pour être « vraies» ou « exactes » - ce qu'elles sont parfois d'ailleurs -
mais pour faire sens à nos yeux, et pour satisfaire notre désir de cohérence et
d'explication.» Et enfin : « s'il ne
nous est pas totalement impossible de prendre conscience de cette couche de
fictions- interprétations- croyances qui, inlassablement, est à l'oeuvre dans
notre esprit, force est de reconnaître qu'elle demeure le plus souvent bien
cachée à notre introspection »
N’est-on pas déjà au coeur de notre sujet ? D'ailleurs, l'auteur
enchaîne, « nous avons du mal à la voir [cette
couche ] car notre perception consciente
ne se divise pas en deux temps : « un, je perçois », « deux, j'interprète »,
nous percevons et interprétons de concert. D'où notre immense difficulté à
deviner l'existence d'une couche fictive interprétative dans notre
représentation de l’objet perçu. »
Une remarque toutefois : tous
les formateurs en gestion mentale connaissent cette difficulté de faire
comprendre à leurs stagiaires la différence entre ce qu'ils perçoivent et ce
qu'ils interprètent, c'est-à-dire, pour nous, ce qu'ils évoquent. Nous verrons
plus loin que cette séparation est totalement justifiée. Malgré cela, deux ans
avant Pascale TOSCANI, Lionel NACCACHE plaidait déjà pour que soit délivré : « un enseignement sur les grands
principes des « neurosciences de la subjectivité » aux lycéens de toutes les
sections, afin de faciliter cette prise de conscience fondamentale, p. 196. » Mais
en même temps, il signale, p. 170, « le vertige de la mise à jour de son
système de fictions-interprétations-croyances » qui peut saisir le
sujet qui la découvre. D'où la nécessaire formation des accompagnateurs de
cette découverte…
Pour autant, ce système
de fictions-interprétations-croyances ne me satisfait pas pleinement.
Il est vrai que nos évocations sont la matière indispensable pour nourrir notre
insatiable désir de cohérence et
d'explication et font intervenir nos
subjectivités toujours singulières,
mais toutes « fictions » qu'elles puissent être, elles sont notre
seul accès au sens du monde. Plutôt que de s’en méfier comme des sources
d'erreur ou de purs fantasmes, ce que pourrait laisser entendre l'auteur, nous
avons à les prendre en compte en nous efforçant de les rapprocher au plus près
possible de cette réalité qui, certes, nous échappera toujours in fine … mais avec laquelle nous ne
pouvons nous passer d'être en rapport étroit, « intentionnel », pour faire sens à nos yeux. Néanmoins, mis en appétit par cette
première approche, j'ai voulu en savoir un peu plus.
Ma deuxième lecture a été un ouvrage de Bernard Croisile
(BC), chef du service de neuropsychologie à l'hôpital neurologique de
Lyon : Tout sur la mémoire (O. Jacob, 2011). Je m'étais déjà inspiré d'un article de cet
auteur[5] (voir message 47 de mon
blog ) pour établir un parallèle entre les gestes mentaux et le fonctionnement de
la mémoire telle qu'on le décrit aujourd'hui. La lecture de cet ouvrage plus important
a affiné cette approche synthétique des découvertes les plus actuelles. Je n'y ai
trouvé aucun désaccord de fond entre les
concepts de la gestion mentale et ceux de la neurologie de la mémoire détaillés
dans ce livre. Les termes sont certes différents, mais ils disent sinon la même
chose du moins des choses très proches. Je citerai souvent BC dans la suite de
ce texte.
Très intéressant également est l'ouvrage de Francis Eustache (FE) et Béatrice Desgranges (BD) : Les chemins de la mémoire (Le Pommier,
2010) . Ces deux scientifiques sont responsables d'une unité de recherche au centre d'imagerie Cycéron de
l'université de Caen. Ils sont élèves et amis d’Endel Tulving (ET), chercheur canadien dont les travaux en neuropsychologie
font référence. FE et BD présentent eux aussi une synthèse de tout ce que l'on
a pu découvrir et écrire jusqu'ici sur notre activité cérébrale : des
philosophes les plus anciens aux neurologues les plus actuels, en passant par
les psychologues de toutes les chapelles et les écrivains dont les intuitions
revêtent parfois un caractère quasi clinique de notre activité mémorielle. Mais
ce qui m'a le plus intéressé dans cette lecture, c'est le modèle de l’activité
mentale et de la globalité de son
fonctionnement que les auteurs ont constitué et qu'ils nomment «MNESIS »
(Modèle néo Structural
InterSystémique). Cette présentation a le mérite non seulement de regrouper
diverses recherches qui ont déjà beaucoup éclairé des zones encore obscures de
notre activité cérébrale, notamment l’existence de « systèmes » de
mémoire bien distincts, mais surtout de rendre compte de leurs interactions
dans un fonctionnement global, en ne négligeant pas « leur intégration avec d'autres concepts comme ceux relevant de la
sphère affective, émotionnelle, de l'identité et de la relation à l'autre, p.
13 » comme le souligne Endel Tulving
dans la préface de ce très beau livre[6]. Je reviendrai un peu plus
loin sur le modèle MNESIS et ce que nous
pouvons en tirer dans notre recherche de rapprochement avec la gestion mentale.
Un autre ouvrage jette un regard un peu particulier sur la
recherche neurologique. Il s'agit du livre de Jean Pillon : Neurosciences cognitives et conscience
(Chronique Sociale, 2008), avec ce sous-titre plus explicite : « Comprendre les
propositions des neuroscientifiques et
des philosophes ». L'auteur s'interroge à la fois en médecin et en philosophe sur
le rapport entre notre connaissance de l'activité cérébrale et la conscience de
l'être humain. Vaste sujet qui l'amène dans le dernier chapitre, après avoir
fait le recensement de toutes les théories actuellement reconnues et de leurs
applications les plus avancées, à sonder le concept de sens lui-même. J'ai
trouvé, là encore, de nombreuses confirmations de ce que nous apporte Antoine
de la Garanderie sur le rapport qu’entretient notre conscience avec le sens du
monde et de nous-mêmes, avec en prime la perspective humaniste que l'on ne
retrouve pas chez tous les auteurs scientifiques. Cependant on n'a pas encore
fini de localiser avec certitude l'endroit du cerveau où réside la conscience…
Du
moins était-ce mon opinion avant de lire le dernier livre d'Antonio DAMASIO, « L'autre
moi-même, les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions »
(O. Jacob, 2010). Dans ce livre, l'auteur poursuit sa réflexion sur le rôle des
émotions dans notre activité intellectuelle et décrit comment elles interviennent dans la constitution de notre
conscience. D'après lui, la conscience humaine, loin d’être localisable dans un
endroit précis du cerveau, serait le résultat d’un processus extrêmement
complexe, mettant en jeu l’ensemble de notre système nerveux dans une « architecture
neurale » qui relie entre eux nos différents centres cérébraux, des plus archaïques situés au niveau du tronc
cérébral lieu de régulation automatisée de la vie à partir des signaux émanant
du corps dont nos émotions, jusqu'aux
plus élaborés dans le néo-cortex, dernier stade (pour le moment…) de
l'évolution du cerveau humain. Il
s'inscrit en faux contre l'idée largement partagée que la conscience serait
« logée » dans les étages supérieurs du cerveau, les derniers
arrivés, les plus nobles... alors qu’elle aurait plutôt son origine dans les étages
les plus humbles, les plus « primaires » de cette merveilleuse
construction. Cette lecture est toujours passionnante même dans les
descriptions anatomiques très spécialisées.
Mais il est difficile d’exploiter ici une telle somme de révélations et
d’hypothèses bien argumentées. Je renvoie les lecteurs de cet article à la
lecture de l’ouvrage lui-même. J’en utiliserai seulement quelques éléments dans
le cadre de ma recherche de convergence avec la G.M., et dans une note
particulière à la fin de cet article, je soulignerai la position de ce neurologue bien connu sur
la correspondance, qui nous intéresse particulièrement, entre les états
cérébraux et les états mentaux, thèse encore controversée par les
scientifiques.
Une deuxième remarque qui n'est
pas sans intérêt pour nous : comme Lionel Naccache, tous ces auteurs se
réfèrent explicitement à la phénoménologie. Particulièrement, FE et BD écrivent
à propos d'Endel Tulving : « Il a eu
l'audace, le talent et le courage de réintégrer dans le concept de mémoire,
vidé de son sens par plus de 50 ans de behaviourisme, la dimension subjective :
l'impression de reviviscence qui accompagne un souvenir, la notion de voyage
dans le temps, les liens entre mémoire, conscience et identité. Endel Tulving a
inventé l'étude objective, via la phénoménologie, d'une mémoire éminemment
subjective, p. 21 ». Nous retrouverons cette relation à la phénoménologie
dans le paragraphe « mémoire et conscience » un peu plus loin.
Le modèle MNESIS.
En partie rassuré par ces lectures sur la pertinence de mes
propositions pédagogiques, je voudrais revenir sur le modèle MNESIS, la
représentation actuellement la plus développée du fonctionnement
de la mémoire humaine, considérée « scientifiquement »
comme l'ensemble des activités cérébrales de l'être humain face aux
informations qu'il reçoit en permanence du monde extérieur. Que retenir de ce
modèle ? Tout d'abord, il n'y a pas une
mémoire, mais des mémoires et plus
exactement des systèmes de mémoire,
cinq pour ces auteurs, dont les interconnexions sont finement précisées par
MNESIS. Parmi ces systèmes, certains sont explicites, c'est-à-dire accessibles
à la conscience, et d'autres implicites, plus difficilement accessibles ou
carrément interdites à la conscience. Parmi les mémoires implicites, se trouvent :
- la mémoire
perceptive, soit le souvenir de toutes nos perceptions. Selon ces
auteurs « La mémoire perceptive est la
mémoire du percept avant même qu'il ait une signification. » On peut
même parler de mémoires perceptives,
les lieux de décryptage des impressions sensorielles étant multiples et bien
distincts les uns des autres (les « aires » spécialisées
correspondant à nos sens de perception).
Il y a donc
une différence entre le percept et le
moment où il revêt une signification…
N’est-ce pas ce qui pourrait distinguer la perception de l’évocation ? Sans que
cette différence uniquement temporelle, pour l'instant, soit la seule que l'on
puisse établir entre ces deux réalités mentales.
- la
mémoire procédurale, celle de nos « apprentissages moteurs »
(faire du vélo, jouer du piano), de nos automatismes acquis par des répétitions
de moins en moins conscientes. Certains auteurs parlent à son sujet de «
mémoire de l'action », par opposition aux suivantes qu'ils nomment
« mémoires de représentations ».
FB et BD précisent toutefois, p. 113 : « L'apprentissage d’une procédure se distingue cependant de la mémoire
procédurale proprement dite. En effet, l'apprentissage nécessite la coopération
de divers systèmes cognitifs notamment la mémoire de travail et les systèmes de
mémoire déclaratifs (explicites, NDLR).
Il nécessite des efforts, une attention et la verbalisation de la procédure (je
dois mettre le doigt sur ces touches, tenir ma raquette ainsi…) : à cette
étape, le sujet est conscient des processus mis en jeu. Ce n'est que lorsque la
procédure est devenue automatique et ne requiert plus d'attention soutenue ni
de verbalisation que l'on peut parler de mémoire procédurale. » Il
faut s’en souvenir lorsqu’on recommande aux élèves de faire des
exercices : à cette étape, le sujet
[doit être] conscient des processus mis
en jeu. Pas de répétitions mécaniques donc, en pensant à autre chose[7]…
Les autres mémoires sont explicites, donc accessibles à la
conscience, et ce sont elles, bien sûr, qui nous intéressent plus précisément.
Elles sont trois et les deux premières font partie, avec les deux précédentes,
de notre « mémoire à long
terme ». Elles ont été définies
par Endel Tulving :
- la mémoire épisodique, ou
« autobiographique » qui conserve des épisodes de notre vie
quotidienne, depuis notre enfance, bien
repérés dans l'espace et le temps ; c’est elle qui
nous permet de conceptualiser l'axe du temps et elle est fortement
impliquée dans la conscience de notre « moi », de notre personnalité ;
- la mémoire sémantique, qui
conserve nos connaissances générales sur le monde (Paris est capitale de la
France…) et sur nous-mêmes (ma date et mon lieu de naissance…). Ces
connaissances ne sont pas (ou plus) contextualisées dans le temps et l'espace :
on ne se souvient pas forcément de quand ni d'où on les a apprises.
Cette distinction entre ces deux
systèmes mnésiques, qui correspondent à ce que le langage commun appelle « avoir
de la mémoire », est très
importante. Elle m'a déjà servi à faire comprendre aux élèves de quoi ils
parlent lorsqu’ils déclarent « manquer de mémoire ». Hors pathologie
cérébrale, on peut intégrer et se rappeler spontanément, sans effort
particulier, des événements de notre vie quotidienne (mém. épisodique) alors
qu'il n'est pas toujours aussi simple d'intégrer et de rappeler au bon moment des
connaissances générales apprises à l'école (mém. sémantique). Ces connaissances
sémantiques peuvent être apprises
telles quelles : apprendre une définition, le texte d’un théorème…, ou bien
être le fruit d'une « sémantisation »
» de souvenirs de la mémoire épisodique : la répétition d'événements
particuliers permet d’« abstraire » de leur contexte spatio-temporel leurs
caractères permanents et invariants, ce qui constitue alors un souvenir de la
mémoire sémantique (cela joue particulièrement dans l’acquisition du langage).
Cette abstraction peut se faire de façon implicite (sans y penser consciemment),
mais dans le monde scolaire c'est le plus souvent le fruit d'un travail conscient
et organisé.
À ces deux mémoires explicites s'ajoute dans le
modèle MNESIS, un système tout à fait important pour la gestion mentale, qui
s'est substitué dans la terminologie scientifique à ce qu'on appelait il y a
quelques années la « mémoire à court terme » :
- la mémoire
de travail, particulièrement travaillée par un neurologue anglais, Alan Baddeley,
de l'Université de Cambridge. Ce chercheur
décrit la mémoire de travail comme « l'administrateur central (AC) »
de la mémoire, qui utilise pour son fonctionnement deux sous systèmes qualifiés d‘« esclaves » car ils ne fonctionnent que par l'action de l'AC,
auquel ils sont intimement liés pour toutes les activités cognitives :
- la « boucle phonologique » qui
gère des éléments verbalisés ou des sons, déjà en mémoire ou produits dans le
présent : « elle est constituée d’un
registre phonologique de stockage passif, d’une capacité limitée (moins de deux
secondes) et d'un processus d'autorépétition subvocale, la récapitulation
articulatoire, qui permet de rafraîchir l’information et de convertir un stimulus
verbalisable présenté visuellement en un code phonologique », FE et BD, p.
104.
- le « calepin visio-spatial » qui gère des éléments
visuels, également mémorisés ou créés pour les besoins de la tâche. « Ce système est impliqué dans le stockage
des informations spatiales et visuelles ainsi que dans la formation et la
manipulation des images mentales », FE et BD, p.105.
Ne peut-on
voir dans ces « systèmes esclaves » nos évocations verbales,
auditives ou visuelles, convoquées par la visée de sens (le projet) du sujet (l’AC ?)
en fonction de ses besoins. Plutôt qu’esclaves nous dirions
« assujettis », signifiant ainsi la primauté du projet du sujet qui
évoque pour chercher le sens de ce qu’il perçoit du monde. J'ai encore un doute
quant aux évocations kinesthésiques : font-elles partie de la mémoire
procédurale, celle de nos gestes physiques ? Auquel cas elles ne seraient pas, ou
difficilement, récupérables par la conscience… Faut-il plutôt les chercher du
côté du cerveau limbique, celui des émotions ? Pour autant, selon MNESIS, elles
sont utilisables comme les autres par la mémoire de travail. Dont acte !
- la mémoire tampon. Pour
rendre compte du rappel des souvenirs anciens, épisodiques, sémantiques ou
procéduraux, nécessités par la tâche en cours, AB a posé l’hypothèse d’une
sorte de « mémoire tampon » (le buffer
épisodique) qui les maintient à la conscience le temps nécessaire à leur
mise en rapport avec les informations présentes traitées par l’AC. On voit
l’intérêt de cette fonction dans tous nos gestes mentaux, de compréhension et de réflexion notamment …
Il me semble que les activités
de la mémoire de travail ainsi décrites, avec le concept d'administrateur
central et ses deux sous-systèmes auditif/verbal et visuel, en y ajoutant le
« buffer épisodique » qui permet les liens avec les mémoires à long
terme autant que de besoin, correspondent globalement à notre « gestuelle mentale ».
Extrait de
l’article de FE et BL et Schéma de MNESIS (j'ai ajouté quelques commentaires, notés NDLR).
Voir Schéma de MNESIS à télécharger en début d'article.
.
Comment
les cinq grands types de mémoire interagissent
La mémoire se compose de cinq grands
types, répartis en trois catégories : les mémoires de représentation à long
terme (mémoires perceptive, sémantique et épisodique), la mémoire de travail et
la mémoire procédurale - mémoire d'action. Dans les mémoires de représentation
à long terme, on distingue une voie ascendante et des voies descendantes.
Dans la voie ascendante, les mémoires
perceptives nourrissent la mémoire sémantique, qui alimente la mémoire
épisodique - on mémorise d'abord des images et des sons, puis le sens de ces
impressions - enfin, le sens des divers éléments d'un événement entraîne la
mémorisation de l'événement en soi, associé à un lieu et une date.
Dans la voie descendante, le fait de se
remémorer un événement (mémoire épisodique) va changer le sens attribué à cet
événement (étant adulte, on n'attribue plus le même sens à ses actes
d'adolescents lorsqu'on y repense). De même, la mémoire d'un événement réactive
des éléments perceptifs (images, sons, odeurs) qui sont modifiés par leur
propre réactivation.
Dans la deuxième catégorie (mémoire de
travail), on distingue trois facultés : d'une part, celle de garder présents à
l'esprit, à tout instant, un certain nombre de mots lorsque quelqu'un parle, ou
de chiffres lorsqu'on nous dicte un numéro de téléphone - c'est ce que l'on
nomme la boucle phonologique. D'autre part, la faculté de se représenter une
scène visuelle (par exemple, l'habitacle d'une automobile) et de la visiter par
l'esprit, de se concentrer visuellement sur le levier de vitesses,
l'autoradio...
Enfin, l'administrateur central donne la
capacité de choisir où va se fixer la mémoire de travail, notamment dans une
tâche complexe. Si l'on doit faire une recette de cuisine et que l'on pense « prendre
le beurre, puis les oeufs » tout en cherchant les ingrédients dans le placard (en pensée, toujours…NDLR)), on passe de
la boucle phonologique au calepin visuo-spatial. En outre, le relais (buffer)
épisodique permet de relier cette mémoire de travail aux systèmes de mémoire à
long terme : si l'on fait le gâteau pour l'anniversaire d'un ami, on se
rappelle un événement passé, vécu avec cet ami, ce qui fait appel à la mémoire
épisodique, et influe sur l'exécution (et
peut-être aussi sur la motivation à faire ce gâteau… ? NDLR).
Dernière catégorie de mémoire : la mémoire
procédurale. La mémoire procédurale cognitive permet d'apprendre des méthodes
de résolution de tâches cognitives, par exemple résoudre des équations
mathématiques, et le faire de façon de plus en plus routinière.
La mémoire perceptivo-verbale permet
d'apprendre un poème : on mémorise des enchaînements de gestes buccaux (mais peut-être pas que ça…NDLR) qui
restituent le poème. La mémoire
procédurale perceptivo-motrice permet d'apprendre mille activités physiques
complexes, du vélo au ski en passant par la couture.
La mémoire procédurale interagit avec la
mémoire de travail (il faut dans un premier temps maintenir à la conscience les
gestes à apprendre, avant de pouvoir automatiser la procédure). Des expériences
ont aussi montré que la mémoire procédurale interagit avec les mémoires de
représentation à long terme (grandes flèches transversales).
Explicitons ces notions par un exemple. Si quelqu'un vous dit : «
Imaginez un crocodile rose à pois verts, ayant une serviette autour du cou »,
vous êtes en mesure de vous représenter ce drôle d'animal, bien qu'il n'existe
pas et la mémoire de travail joue un rôle déterminant dans cette représentation.
Dans cet exemple, l'administrateur central (qui possède une localisation
cérébrale décrite plus bas) commence par exhumer de la mémoire l'image d'un
crocodile, puis la couleur rosé, puis des pois verts. Il crée ensuite l'image
composite d'un crocodile rosé à pois verts. Simultanément, il active la boucle
phonologique, un système de mémoire verbale qui permet de maintenir à la
conscience le contenu de la phrase pendant que se constitue l'image du
crocodile, si bien que l'on peut ensuite se concentrer sur les mots de la fin
de la phrase. Dès lors, la serviette est nouée autour du cou de ce crocodile.
C'est le calepin visuo-spatial qui focalise l'attention sur le cou du crocodile
pour mettre une serviette. Ce modèle est étayé par des études d'imagerie
cérébrale qui révèlent que le maintien des images mentales est schématiquement
dévolu aux aires cérébrales postérieures, tandis que l'administrateur central,
qui structure la tâche et alloue l'attention à ses différentes parties, est
principalement localisé vers l'avant du cerveau, dans le cortex frontal
dorso-latéral. (In Neurosciences et
Comportement, 2008)
Quels liens peut-on
tisser entre la GM et les modèles actuels de la mémoire issus des recherches en neurosciences?
Les scientifiques rassemblent sous le terme de « mémoire »
l'ensemble des activités cognitives d'un sujet, qu'elles soient conscientes,
préconscientes et même inconscientes. Mais pour mettre ces découvertes au
service du monde scolaire, il faut pouvoir en définir la nature « pédagogique »
et les décrire en termes de « comment on s’en sert », les «
opérationnaliser », les traduire en pratiques utilisables par les élèves
comme par leurs enseignants.
À propos de
l'administrateur central (AC) de la mémoire de travail, FE et BL citent les travaux d’une équipe
américaine dirigée par Akira Miyake[8]
au début des années 2000. Ils visent « à
mieux comprendre le rôle de l’AC en opérant un rapprochement avec les fonctions
exécutives (capacités cognitives de haut niveau permettant de s’adapter à des
situations nouvelles), p 106 ». Ces recherches portent particulièrement sur
trois fonctions cognitives : la
flexibilité mentale (capacité à changer de stratégie, à passer d’une activité à
une autre), la mise à jour de l’information et l’inhibition de réponses
dominantes lorsqu’elles ne sont pas pertinentes. [Ces chercheurs] montrent qu’elles peuvent être clairement
distinguées mais qu’elles partagent des caractéristiques communes. Pour FE
et BL, ces travaux permettent « de
formaliser un rapprochement entre mémoire et fonctions éxécutives, dont les
liens sont rarement explicités car ils appartiennent à des univers théoriques distincts. »
Les termes de « fonctions
exécutives » ou de « capacités
cognitives de haut niveau » pourraient bien correspondre à nos gestes
mentaux. Quant aux univers théoriques
distincts, pour ceux de la
neurologie et de la pédagogie nous en savons quelque chose, en France tout au
moins… Dans le but de les rapprocher un peu, passons en revue quelques
uns des concepts de la GM à la lumière de ces descriptions scientifiques.
La mise en projet ?
Nous venons de le voir, selon FE et BL, l'administrateur central de la mémoire de travail «
donne la capacité de choisir où va
se fixer la mémoire de travail (l’activité mentale, NDLR), notamment dans une tâche complexe ». De son côté, J.P. fait état de
l’implication du cortex préfrontal « dans
l’activation de la mémoire à court terme ou mémoire de travail, et dans la
préparation de l’action, p. 118 ». Mais auparavant, p. 70, il s'était fait encore
plus précis en décomposant en deux temps distincts cette préparation de
l’action, en citant Marc Jeannerod [9] (MJ) pour qui « l'action
volontaire semble associée à un réseau intégrant le cortex préfrontal du côté
gauche, le cortex prémoteur et le cortex cingulaire. Toutefois, selon Marc
Jeannerod, ce réseau pourrait être seulement le support de l'état mental «
avoir l'intention de… ». Le réseau correspondant à telle ou telle intention
particulière du sujet activerait sans doute en plus des structures précédentes,
d'autres structures en relation avec le but de l'action envisagée. La
représentation de ce but particulier formerait le contenu venant en quelque
sorte remplir l'état mental indifférencié « avoir l'intention de… ». Il
ajoute un peu plus loin : « Il est permis
de dire avec Marc Jeannerod : « Une représentation d'action est une action à
ceci près qu'elle n'est pas exécutée ».
A.D. L.G. le dit à sa manière [10]: « Le contrat avec l’élève implique un
projet, implique que l’élève soit en situation de projet. [Cela] implique de sa part un consentement, parce
que c’est cette disponibilité, cette ouverture à un apprentissage qui est
fondamentale, parce qu’elle met l’élève en situation de gérer mentalement son
programme… ».
Situation de projet,
consentement, disponibilité, ouverture… n’est-ce pas une traduction
philosophique, littéraire même, de cette activation
du cortex préfrontal, support de l'état mental «
avoir l'intention de… » ? Quant aux autres
structures en relation avec le but de l'action envisagée, celles qui formeraient le contenu venant en quelque sorte remplir
l'état mental indifférencié « avoir l'intention de… », ne serait-ce pas ce « programme » que l'on pourrait décomposer en autant de tâches
successives, dont chacune correspondrait à un but particulier ? N’est-ce pas cela que décrit la
GM : l'ensemble des gestes mentaux comme autant de ces structures d'action que tout élève doit produire au bon moment pour
réussir sa scolarité ?
En stage, dans l'activité d’accrobranches
qui sert d'application de leur découverte de la mise en projet, je demande aux
élèves avant de se lancer dans chaque
parcours, de vivre en pensée l'action qu’ils vont avoir à exécuter, avec les
consignes de sécurité à respecter. Leur cerveau ainsi préparé par cette représentation d'action leur assure une
exécution bien plus précise et sécurisée, selon ce qu'il ressort de tous leurs
témoignages. Tous les formateurs en gestion mentale ont des exemples de cette
nature, dans des activités physiques ou scolaires. Est-il besoin d'aller
chercher beaucoup plus loin des justifications neurologiques de cette activité
que nous appelons projet mental, projet de sens ou encore projet d'acte ? J'ai
essayé de montrer dans « Accompagner… » que la dynamique de cette
mise en projet consiste dans un premier temps en une répétition intérieure de
la consigne avant sa transformation en « consigne pour moi » : « il faut que je… », qui pourrait bien être la traduction
verbalisée de « l’état mental « avoir
l’intention de… » de M.J. Cette
intention première, générique, entraîne aussitôt l'évocation très concrète de
la tâche à réaliser, cette intention
particulière, qui entraîne à son tour le rappel des souvenirs et
connaissances pertinents : ces autres
structures en relation avec le but de l'action envisagée.
L'évocation
?
Dans son ouvrage Jean Pillon précise : « Si le cortex préfrontal est détruit ou lésé, ou s’il n’a pas atteint sa
maturité fonctionnelle, comme c’est le cas chez le très jeune enfant, cette
capacité de penser à ce qui n’est plus présent au regard disparaît, ou, dans le
cas du très jeune enfant, est encore absente, p 118. »
De leur côté FE et BL notent : « Dans une revue de littérature complète
des travaux réalisés à cette époque, en
1997, Endel Tulving et deux de ses collaborateurs ont rappelé que le
jeune enfant parvient à se représenter un objet ou à agir sur le monde qui
l'entoure, au-delà de la perception première de cet objet, vers l'âge de huit
mois, ce qui correspond au statut piagétien de la permanence de l'objet, p. 371 »
« Penser à ce qui n'est plus présent au regard », « se représenter un objet… au-delà de la
perception première de cet objet »,
n'est-ce pas ce que nous appelons évoquer ?
Par
ailleurs, JP fait état de recherches qui montrent que les circuits de
neurones activés inconsciemment par les excitations de nos sens de perception sont
doublés d'un second circuit d'autres neurones accessibles à la
conscience : « le souvenir de la
forme d'un objet ou de son mouvement semble en quelque sorte persister au
voisinage des structures activées par la perception directe de la forme ou du
mouvement de cet objet, p 40. » Peut-on voir dans ce second réseau la base
neurale de nos évocations ? Cela mérite d’être précisé.
Cette
correspondance entre les structures neurales et les objets est particulièrement
travaillée par Antonio DAMASIO, avec l’hypothèse des « cartes
neurales ». « Diverses études
ont démontré la proximité entre les structures cartographiques du cerveau et les
objets réels qui les suscitent. p. 89 ». Et aussi : « La pierre de touche des cartes cérébrales est la connexion
relativement transparente entre la chose représentée - forme, mouvements,
couleur, son - et les contenus de la carte. La structure de la carte a une
correspondance évidente avec la chose cartographiée. P.167 » Et un peu plus
loin : « Dans les études reposant sur
l'IRMf portant sur l'homme, des analyses
de structures à variables multiples démontrent la présence de certaines
structures spécifiques dans l'activité cérébrale concernant certains objets vus
ou entendus par le sujet. Dans une recherche récente menée par notre groupe,
nous avons pu détecter dans le cortex auditif les structures qui correspondent
à ce que les sujets entendent « en pensée » (sans qu'aucun son ne soit perçu),
p. 168.
Evocations et cartes neurales.
Cette
hypothèse des cartes neurales développée par A. DAMASIO est passionnante et
pourrait tout à fait correspondre au support physique de nos évocations
mentales. Il n'est malheureusement pas possible dans le cadre de cet article de
rendre compte en détail de l'hypothèse développée par ce neurologue, déjà connu
des praticiens de gestion mentale. Donnons seulement quelques indications à ce
sujet (p. 81 et suivantes) :
« Ce qui distingue un cerveau comme celui
qui nous possédons, c'est l'aptitude étonnante à créer des cartes. Cette
activité cartographique est essentielle pour une gestion sophistiquée : les
deux vont main dans la main. Quand le cerveau produit des cartes, il « s'informe
». Les informations contenues dans ces cartes peuvent servir, sans passer par
la conscience, à guider efficacement le comportement moteur, ce qui est des
plus désirables si l'on considère que la survie dépend du fait de bien agir.
Mais lorsque le cerveau fabrique des cartes, celles-ci créent aussi des images,
lesquelles représentent ce qu'il y a de plus courant dans notre esprit. Enfin, la
conscience nous permet de percevoir les cartes sous forme d'images, de les manipuler
et de leur appliquer des raisonnements. »
Cette « perception » des cartes
sous forme d’images est, bien entendu, purement intérieure, mentale. Damasio
n’emploie pas le terme d’évocation, mais…
Il
précise ensuite quelque chose qui nous intéresse particulièrement : « Ces cartes se construisent lorsque nous
interagissons de l'extérieur du cerveau vers l'intérieur avec des objets, par
exemple une personne, une machine, un lieu. On n'insistera jamais assez sur ce
mot « interaction ». Il nous rappelle que la production de cartes, qui est
essentielle pour améliorer nos actions, a souvent d'abord lieu au départ de
l'action. L'action et les cartes, les mouvements et l'esprit participe d'un
cycle sans fin, idée qu'a bien saisie Rodolfo Llinas quand il attribue la
naissance de l'esprit au contrôle par le cerveau du mouvement organisé. »
Le mouvement
comme source de l’esprit conscient ... , ce « cycle sans fin » … : notre « motilité » ? Par
ailleurs, cette interaction sur
laquelle insiste Damasio, entre un sujet et les objets extérieurs qu’il intègrerait
pour leur donner vie par son activité de cartographie mentale, n'est-elle pas bien
proche de l’intentionnalité de la conscience humaine qui ne peut penser la
réalité extérieure qu’en la faisant exister sous une forme évocative ? N’est-ce
pas la base phénoménologique elle-même
de la gestion mentale qui est ainsi exprimée par ce neurologue ?
Un
peu plus loin : « La construction de
cartes ne s'interrompt jamais, même quand nous dormons, comme le montrent les rêves.
Le cerveau humain cartographie tous les objets situés à l'extérieur de lui,
toutes les actions qui surviennent en dehors et toutes les relations dans
lesquelles entrent ces objets et ces actions, dans le temps et dans l'espace,
relativement les uns aux autres et eu égard au vaisseau amiral qu’est
l’organisme, unique propriétaire de notre corps, de notre cerveau et de notre
esprit. Le cerveau humain est un cartographe né, et sa cartographie débute par
celle du corps dans lequel il est installé. »
AD
précise encore : Comment a lieu cette cartographie ? Ce n'est pas une pure et simple
copie, un transfert passif de l'extérieur du cerveau vers l'intérieur.
L'assemblage produit par les sens implique une contribution active de
l'intérieur du cerveau, ce qui est possible dès le début du développement.
L'idée selon laquelle le cerveau serait une table rase est en effet depuis
longtemps dépassée. Cet assemblage se produit souvent dès le début du mouvement, comme indiqué plus
haut. »
L’évocation pourrait-elle être cette contribution active de l’intérieur du
cerveau ? Et toujours la référence au mouvement…
Pour
lui, toutes nos perceptions sensorielles, auditives, visuelles, tactiles ou
autres, sont traduites par des cartes : «
Les structures cartographiques constituent ce en quoi nous autres créatures
conscientes en sommes venues à voir des sons, des touchers, des odeurs, des
vues, des douleurs, des plaisirs, bref des images. Dans notre esprit, ce sont
des cartes cérébrales temporaires de tout ce qui, dans notre corps et autour,
est concret aussi bien qu’abstrait, présent ou mémorisé, p 89.»
Enfin,
une remarque qui n’a rien pour nous surprendre, à propos d’une expérience menée
avec un singe qui fait apparaître dans son cortex visuel « une corrélation forte entre la structure d'un stimulus visuel- par
exemple, un cercle, une croix - et celle de l'activité qu’il suscite dans les
cortex visuels » : « Cependant,
en aucun cas on ne peut « observer » l’expérience visuelle d'un singe, par
exemple les images qu'il voit lui-même, non plus que nos propres expériences
visuelles. Les images, qu'elles soient visuelles, auditives ou de quelque sorte
qu'on le veuille, ne sont toutefois « directement » accessibles « qu' »
aux détenteurs de l'esprit dans lequel elles apparaissent. Elles sont privées et
ne sont pas observables par un tiers, p. 89. »
La
seule réserve que l'on peut avoir vis-à-vis de ces descriptions qui pourraient
se rapprocher de notre concept d'évocation, est le fait que pour DAMASIO toutes
ces cartes donnent lieu à des images uniquement visuelles. Pour lui, on peut voir des sons, voir un discours entendu… Mais peut-être ces cartes uniquement
visuelles, sont-elles reconverties, lorsqu'elles sont re-présentées à la
conscience, dans leur nature originelle en fonction des sens perceptifs qui
sont à leur origine ? Cela semble bien être le cas. Mais pour répondre à cette
question, il faut faire un détour par les procédés décrit par AD pour la
conservation et le rappel de ces cartes.
Pour
expliquer comment les cartes sont conservées, Antonio DAMASIO fait appel à ce
qu'il appelle les dispositions, c'est-à-dire
des dispositifs neuronaux primitifs, non conscients, maintenus par l'évolution
et qui serviraient selon lui à la conservation comme au rappel des cartes
neurales :
« L'espace dispositionnel est celui dans
lequel les dispositions conservent les connaissances ainsi que les dispositifs
pour reconstruire ces connaissances dans le ressouvenir. C'est la source des
images participant au processus de l'imagination et du raisonnement ; et il
sert aussi à engendrer le mouvement, p. 179. »
Et
aussi : « Dans (notre) cerveau les
dispositions représentent aussi un mécanisme de stockage d'information qui
économise de l'espace. Enfin, elles peuvent servir à reconstruire les cartes
des cortex sensoriels primaires, dans le format dans lequel on en a d'abord
fait l'expérience, p. 176. »
Nous voici donc rassurés. Si les cartes neurales, à partir
des perceptions, sont formées et stockées sous une forme essentiellement
visuelle, lorsqu'elles sont re-présentées à notre conscience par l’action des
« dispositions », elles retrouvent leur forme d'origine. Si ce sont
des sons que j'ai perçus, ce sont bien des sons que j'évoquerai… si telle est
ma préférence évocative, même si de façon intermédiaire, ces sons ont été
traduits en cartes visuelles, non conscientes. Et si ma préférence est plutôt
d'évoquer visuellement, les cartes neurales pourraient me procurer des images plus
facilement compatibles avec mon projet de sens…
Parlant
de la remémoration, AD ajoute : « En plus de créer des représentations
cartographiques se traduisant par des images perçues, le cerveau réussit une
performance tout aussi remarquable : il a la capacité de créer des
enregistrements mémoriels des cartes sensorielles et de rejouer une
approximation de leur contenu original. C'est ce processus qu'on appelle la
remémoration. Pour se souvenir d'une personne ou d'un événement, ou encore pour
raconter une histoire, le processus de remémoration nous est nécessaire ; et
aussi pour reconnaître des objets et des situations autour de nous ; penser à des
objets avec lesquels on a interagi et à des événements qu'on a perçus dépend
également de ces aptitudes, tout comme le processus d'imagination grâce auquel
nous planifions l'avenir. P.170 »
AD
précise encore que les lieux cérébraux des cartes neurales et des perceptions
sont les mêmes :
« Finalement, le lieu où les
enregistrements mémoriels sont réellement repassés n'est pas différent de celui
de la perception originale, p.177 »
On
rejoint la citation de JP au début de ce paragraphe sur la correspondance de
deux circuits de neurones proches l'un de l'autre. Pour expliquer comment, dans
le processus de remémoration, les cartes sont reconstituées dans leur forme
originale, AD propose une « architecture
neurale de connexions corticales » qu’il désigne sous le nom de « zone de convergence-divergence »
(ZCD). Ces zones réparties dans le cerveau et fortement corrélées entre elles
permettent aux cartes conservées dans « les espaces dispositionnels »
d’accéder à « l'espace des images » qui est « celui dans lequel les images explicites de tous les types sensoriels
apparaissent, y compris à la fois celles qui deviennent conscientes et celles
qui restent non conscientes, p. 179. » Il est difficile et sûrement trop
long de détailler ici ce modèle fort complexe. Retenons seulement ceci, qui
nous concerne particulièrement :
« Le processus d'imagination, comme son nom
l'indique, consiste à se rappeler des images et ensuite les manipuler - à les couper,
à les élargir, à les réordonner, et ainsi de suite. Quand on se sert de l'imagination,
l'imagerie prend-elle la forme d’ « images », visuelles, auditives ou autre, ou
bien repose-t-elle sur des descriptions mentales ressemblant à celle du langage
? Le modèle des ZCD penche pour la première option. Il stipule que des régions
comparables sont activées lorsque des objets ou des événements sont perçus et
lorsqu'on s'en souvient. Les images construites pendant la perception sont reconstruites
durant le processus d'imagerie. Ce sont des approximations plutôt que des
répliques, des tentatives pour revenir à la réalité passée ; elles ne sont donc
pas aussi vives et précises. p.185 »
Dans ce passage, AD semble ignorer les évocations verbales.
Ce serait intéressant d'en discuter avec lui… S'agirait-il de ces approximations pour revenir à la
réalité, qui ne sont donc pas de simples répliques de ce qui a été perçu ? Si elles ne sont ni vives ni précises, pourraient-elles aussi être « différentes » du
perçu originel ? Aurait-on là la base de la différence entre des « souvenirs de
perception » et les véritables
évocations ? Comment traduire pour nous les termes utilisés par AD de « remémoration » et « d'imagination » ?
Et
enfin : « Le développement biologique de
l'aptitude cartographique et de ses conséquences directes –images et esprit -
constitue une transition insuffisamment reconnue dans l'évolution. p. 168 »
L’interaction avec les
objets, l'activité mentale dès le
départ de l'action, la relation entre les cartes et le mouvement, le cadre du
temps et de l'espace… ces expressions ne peuvent nous laisser indifférents.
Et si l'évocation faisait partie de cette
transition insuffisamment reconnue dans l'évolution ?
La
matière à extraire de la lecture du dernier livre d'Antoine DAMASIO est d’une
telle richesse et d'une telle complexité, qu'on ne peut en avoir une idée
vraiment précise qu'en le lisant et en le relisant directement.
Encore
un point sur l’évocation, dont des exemples d’application nous sont donnés quasi
quotidiennement dans les médias. On savait déjà qu'un mouvement imaginé active
en grande partie les structures neuronales impliquées dans l'exécution réelle
de ce mouvement. Mais J. PILLON signale aussi que l'on arrive actuellement à
relier certains neurones à des prothèses de manière à ce qu'elles réalisent des
mouvements très délicats comme, par exemple, saisir entre le pouce et l'index
des friandises réparties aux quatre coins d'un plateau. Cette action ne pose
aucun problème pour un sujet valide, mais : « les faire effectuer par une prothèse est extrêmement compliqué, parce
que les neurones reliés à la prothèse doivent être sélectionnés avec un grand
soin, parmi des millions de neurones du cortex moteur. Ce sont uniquement les
neurones liés à l'évocation du mouvement à exécuter pour atteindre le but
recherché, c'est-à-dire liés à l'intention, à la pensée de l'exécutant, qui
activeront correctement la prothèse.» Et JP de citer cet exemple : « l'aviation américaine étudie ainsi la
possibilité de piloter un avion par la pensée, afin de gagner quelques dixièmes
de seconde sur la conduite manuelle »
p. 43. On a vu récemment à la télévision un reportage sur des prothèses de
cette nature permettant une personne totalement paralysée d’effectuer les actes
de la vie quotidienne uniquement par la pensée.
Les neurones de l’évocation…. ça laisse rêveur !
La distinction perception - évocation ? Au détour d'un
développement bien plus complexe et embrassant de façon beaucoup plus large nos
activités cérébrales, Antonio DAMASIO, au sujet de la délibération consciente
qui est le propre de l'homme, indique : «…
la délibération consciente est « une réflexion sur de la connaissance »
( l'expression est en italique dans
le texte). Ces décisions concernent tous
les aspects de notre vie, y compris nos études. » Il poursuit : « … de telles décisions sont traitées dans un
espace mental déconnecté et à part de la perception extérieure. Le sujet qui
est au centre des délibérations conscientes, le soi chargé d'envisager l'avenir
est souvent distrait de la perception extérieure, indifférent à ses aléas. En
termes de physiologie cérébrale, cette distraction s'explique par une bonne
raison : l'espace cérébral de traitement des images, nous l'avons vu, est la
somme totale des cortex sensoriels extérieurs ; ce même espace doit être commun
au processus de réflexion consciente et à la perception directe ; il ne peut
guère assurer les deux sans favoriser l'un ou l'autre. »
N'est ce pas ce qui se passe lorsque nous proposons de
séparer le temps de la perception de celui de l'évocation, cette
« réflexion consciente » dans
un espace mental déconnecté et à part de la perception extérieure ? Par
ailleurs ce texte conforte l'idée que l'on ne peut pas faire consciemment deux
choses en même temps, ce qui ne supprime pas évidemment l'appel aux mémoires
implicites, celle des automatismes notamment, comme lorsque, conduisant une
voiture, nous passons les vitesses mais que toute notre activité consciente est
concentrée sur ce qui se passe sur la route …
Le geste mental
d'attention ?
Nous avons déjà vu, avec FE et BL, que c’est
l’administrateur central qui choisit « où
va se fixer la mémoire de travail, notamment dans une tâche complexe ».
Par ailleurs, nous avons également vu que la mise à jour de l’information et
l’inhibition de réponses dominantes lorsqu’elles ne sont pas pertinentes faisaient partie des fonctions exécutives du cerveau.
Pour sa part, J.P. précise que les personnes victimes de lésions dans la région
préfrontale du cerveau « ne parviennent
plus à inhiber les stimuli provenant de l’environnement, comme le fait un sujet
normal. Incapable de fixer son attention, il réagit à tout événement extérieur…,
p. 117 ». Ne retrouve-t-on pas là notre geste mental d'attention, qui
suspend provisoirement toutes les perceptions non pertinentes à la tâche pour
laquelle on s'est mis en projet et sur laquelle est concentrée toute notre
activité mentale consciente, pour transformer en évocations les perceptions
sélectionnées ?
Une petite divergence toutefois
: pour les neurologues, l’attention est un processus qui inhibe les perceptions non pertinentes, elle est donc sélective ;
pour ADLG, il s’agit plutôt de l’intégration en toute plénitude évocative de ce que le sujet perçoit, mais on peut sans déformer
sa pensée sous-entendre qu’il s’agit de l’intégration de la perception choisie par le projet
préalable de la transformer en évocation, à l’exclusion des autres qui du coup
ne peuvent entrer dans le champ mental. Les premiers considèrent la sélection par
les aspects qu’elle rejette, le second par ceux qu’elle privilégie. C’est l’éternelle
histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein… C’est aussi la nature même de
toute sélection.
Le geste
mental de mémorisation ?
Bernard Croisile décrit un autre aspect de la mémoire,
la mémoire prospective ou « mémoire du futur » : « ce n'est pas pour rien que les représentations des événements passés et
futurs partagent la même structure cérébrale, p 153 », et encore : « se rappeler l'action à réaliser à un moment déterminé du futur est une
capacité tout aussi importante que récupérer des souvenirs passés : c'est le
rôle dévolu à la mémoire prospective. Son utilité est capitale, car, sans elle,
nous serions incapables de dérouler les étapes successives du quotidien et de
nous projeter dans l'avenir. La mémoire prospective c'est en somme lire les
pages à venir de son agenda ! L'objectif n'est pas seulement de se souvenir du contenu de ce qui doit être
fait mais, ce qui est beaucoup plus subtil, de se rappeler l'intention de faire
quelque chose à un moment donné. »
Encore la distinction entre « l'intention de… » et son contenu
particulier.
Pour FE et BL : cette mémoire, qui permet de se souvenir des
activités à effectuer, participant ainsi au « voyage dans le futur », est
importante dans la vie quotidienne… Elle comprend les phases d'encodage, de stockage et de récupération. La
phase d'encodage correspond à la formation de l'intention de l'action à réaliser
et l'encodage du moment où celle-ci doit être réalisée. L'encodage s'effectue
toujours de façon intentionnelle. La phase de rétention ou de stockage couvre
le délai qui sépare la formation de l'intention et la réalisation de l'action.
La récupération se traduit par le rappel de l'intention et son exécution.
S'ajoute une étape de vérification/suppression qui permet de vérifier que
l'action a été effectuée et de prévenir son éventuelle répétition, p. 401. »
Et c'est pour cela, Madame, que votre enfant qui vous a pourtant si bien
récité sa leçon à la maison ne la sait plus au moment de la réciter en classe
le lendemain… son étape de vérification /suppression a bien fonctionné … Si
la science le dit, alors… On voit là le danger d'un projet imprécis, d’une
visée de sens trop courte, ou mal adaptée à la réalité des situations de
réemploi, donnée à ce que l'on mémorise, qui ne restera en mémoire que le temps
du délai qui sépare la formation de l'intention
et la réalisation de l'action… Mais cela tout praticien de GM le savait déjà,
non ?
FE et BL
poursuivent : « La
phase d'encodage correspond à la formation de l'intention de l'action à
réaliser et l'encodage du moment où celle-ci doit être réalisée »
Qu'est-ce d'autre que notre geste
de mémorisation, avec son activité de projection dans un imaginaire d'avenir
intentionnel de réutilisation associée à
ce que l'on évoque dans le présent, cette projection étant la condition de tout
rappel efficace des connaissances « au moment donné ». Qui plus est,
cette intention anticipatoire formée très consciemment au moment de
l’apprentissage, par les évocations très précises de temps et de lieu de la situation
où devra être rappelé le souvenir, ne constitue-t-elle pas une
« consolidation » psychologique tout à fait importante de nos souvenirs,
y compris scolaires ? En effet des chercheurs ont montré que des
informations apprises sont consolidées, et donc mieux rappelées, si le contexte
réel de rappel est identique à celui
de l'apprentissage. N'en serait-il pas de même si le contexte de rappel imaginé au moment de l’encodage de
l’information (« l'encodage du
moment où celle-ci doit être réalisée ») se trouve être identique à la
situation réellement vécue au moment de ce rappel ?
Les
stratégies de mémorisation. Bernard
Croisile se fait plus précis en écrivant : « un individu est en mesure d'utiliser plusieurs stratégies pour
faciliter l'acquisition définitive de l'information. Ce sont : la répétition,
la profondeur de l'analyse, les moyens mnémotechniques, la catégorisation, la création d'associations
et l’élaboration d'une image mentale. Ces stratégies sont d'autant plus
efficaces qu'on est motivé et qu'on comprend leur utilité, p 124-126. » Il détaille ensuite chacune de ces stratégies.
La répétition est nécessaire lorsque l'information à mémoriser est « dénuée de logique interne ». Lorsque
cette logique existe « l'analyse en
profondeur de l'information renforce sa consolidation définitive. » Et
aussi, par exemple dans la mémorisation de listes de mots : « c'est la création d'un lien personnel avec
les mots qui augmentent le plus le rappel. »
L'exercice des trois listes de
mots à mémoriser de Jean-Michel Albouys nous apporte chaque fois la preuve de
la force de ce lien personnel constitué par des évocations d’associations entre
les mots à retenir.
Les moyens mnémotechniques, la catégorisation et les
associations sont assez connus (voir T. Buzan) pour qu'on ne s'y attarde pas. Mais
pour ce qui est de l'imagerie mentale, BC précise, rejoignant les définitions
déjà citées de ce que nous appelons l'évocation : « L’imagerie mentale est la capacité de se représenter mentalement des
objets, des scènes, des personnes physiquement absents. » Ce n'est certes
pas aussi détaillé que les descriptions d'Antoine de La Garanderie, mais
l'essentiel n'y est-il pas ? Et BC de poursuivre : « la multiplication des représentations mentales autour d’une donnée
(sens, images, liens avec d'autres informations, concepts associés…) améliore
considérablement sa mémorisation, car un niveau d'activation élevée est ainsi créé
autour d'elle. Plus ce niveau est élevé, meilleur sera l'encodage de
l'information et plus la récupération ultérieure sera aisée. »
« Niveau d'activation élevé », « multiplication des représentations mentales autour d’une
donnée » : de quoi est-il donc question lorsque nous parlons « d'activité
évocative », de « palette évocative », d’itinéraire mental, de
projets de sens… ? Et n’est-ce pas ce que nous faisons en stage ou en
entretien : faire comprendre cette utilité
de l'imagerie mentale par la découverte des différentes sortes
d’évocations, des associations que l'on peut créer entre elles, tout
autant que la profondeur de l'analyse et la catégorisation, spécificités du
geste mental de compréhension ? Mais nous dirions plutôt : « Ces
stratégies sont d'autant plus efficaces… qu'on comprend leur utilité, et qu’ainsi on est motivé pour elles »… Mais on ne
va pas chicaner pour si peu, B.C. parle en neurologue et nous en pédagogues…
À propos du rappel des souvenirs, Bernard Croisile (BC)
précise encore :
Ni photographie ni enregistrement. « Un souvenir
est toujours une reconstruction réalisée à un moment donné et dont la qualité est
déterminée par le passé, le présent et le futur de l'individu. Le passé est
celui des composantes initiales des souvenirs et de la nature des processus
d'encodage. Le présent s'attache à la nature du processus de rappel, au
contexte du rappel et à la personnalité de l'individu, laquelle est faite de
croyances, d'affectivité, de désirs, de cohérence interne et de sauvegarde du moi.
Enfin, le futur fait référence aux plans d'action de la personne : le souvenir
évoqué s'intègre à ses plans, ce qui le rend sensible à des influences
chronologiquement fort éloignées de son contexte initial. Un souvenir est ainsi
une reconstitution du passé réalisé lors d'un présent qui n'est pas neutre,
tout en étant inspiré par nos objectifs, nos espoirs et nos perspectives
concernant le futur, p 139 ». Un examen, une interrogation, toutes
ces échéances pour lesquelles un élève se prépare ne pourraient-elles être ces « influences chronologiquement éloignées du
contexte initial », dont l'anticipation au moment de l'apprentissage pourrait
constituer une des « composantes
initiales des souvenirs » ?
Ce
paragraphe m'intéresse parce qu'il renvoie à ce que je me suis efforcé de
mettre en évidence avec Pégase [11]: nos
actions mentales sont toujours à considérer dans la perspective des « trois
extases » du temps : passé, présent et futur. De plus elles sont toujours
liées entre elles. S'il est nécessaire, pour les étudier en détail, de les
isoler provisoirement, il est tout aussi nécessaire, avec toute la force de ce
qu'est une nécessité, de les réintégrer dans une globalité signifiante.
Particulièrement, elles sont toutes dirigées en sous-main par ce que Bernard
Croisile définit comme le « contexte du rappel », cette personnalité de l'individu faite de croyances, d'affectivité, de désir, de
cohérence interne, de sauvegarde du moi. Ne pourrait-on voir dans cette
description ce que nous mettons dans l'expression « projet de sens de
la personne »? Quelle que soit notre
activité mentale, notre mémoire de travail, avec sa mémoire tampon (buffer
épisodique), nous met en contact d'une manière ou d'une autre avec l'une ou
l'autre ou l'ensemble de nos mémoires à long terme. Nos souvenirs, notamment
ceux de la mémoire épisodique, appelée aussi autobiographique, se sont
constitués en fonction de nos motivations du moment, disons de nos projets de
sens ; leur rappel dans le présent de notre activité n'échappe pas non plus à ces
influences plus ou moins claires qui déterminent l’intérêt que nous éprouvons
pour notre tâche dans le présent. Quant aux plans
d'action de la personne, BC les situe dans le futur, ce qui est logique, et
nous aurions là la correspondance avec ce que nous appelons les « projet
d'actes » ? Projets de sens dans le passé et le présent mais toujours
visant nos actions futures, projets d'actes plus précisément dans le futur… plus ou moins teintés de nos projets de sens
intimes… ?
Le geste mental de
réflexion ?
Nous avons déjà rencontré plus haut l'indication de l'utilité des « mécanismes de
rappel adaptés et pertinents ». BC précise encore plus, page 135
: «… l'évocation (ou le rappel, NDLR)
d'une information s'apparente à un
mécanisme de résolution de problème : à une question posée correspond la
recherche de la réponse appropriée[12]
selon deux mécanismes : les suggestions de rappel sont, dans un premier temps,
la conséquence de stratégies délibérées ; dans un second temps, elles sont
davantage du registre de l’association d'idées. Cette recherche de la réponse
en mémoire à long terme passe par un processus élaboré faisant appel,
notamment, à la mémoire de travail qui fournit les ressources intentionnelles
nécessaires à l'exploration des stocks. » Plus
globalement BC énonce que la mémoire de travail « est une étape cognitive fondamentale pour manipuler (les
informations) lors d’opérations élaborées
telle que calculer, comprendre, résoudre, comparer, identifier, vérifier,
décider… p. 95. »
Un processus élaboré pour mener
des opérations élaborées, des ressources
intentionnelles pour explorer les stocks, cela ne fait-il pas penser furieusement aux six étapes du geste mental de réflexion dans la résolution de
problèmes développées dans Pégase, dont celle si importante de la « problématique » ? Je
constate cependant que des descriptions précises concernant la réflexion en
tant que telle sont assez rares sous la plume des neurologues. Tout aussi rares
que dans le discours des pedagogues…
Le
geste mental de compréhension ?
Dans le modèle d'Alan Baddeley, FE et BD précise que :
« le concept de mémoire de travail peut
être défini comme un système mnésique responsable du traitement et du maintien
temporaire des informations nécessaires à la réalisation des activités aussi
diverses que la compréhension, l'apprentissage, le raisonnement », tout
cela sous la supervision « d'une
composante attentionnelle, l'administrateur central », p. 104.
Et toujours sur la mémoire de travail, BC rajoute : « Son rôle le plus fascinant dans le domaine
de la mémoire est de maintenir les informations nouvelles afin que soit
possible l'analyse de leurs caractéristiques constitutives pour permettre leur
stockage définitif en mémoire à long terme, p. 95 ». Cela ne fait-il
pas penser aux « cinq questions » au moment de la compréhension[13]? Avec la question
« A quoi cela peut-il servir, ou me servir, (plus tard) ? »,
ouverture tout à fait intentionnelle à une mise en stock complète, fiable et
durable ?
Mémoire
et conscience ?
Mon but dans cet article n’est pas de traiter des origines
profondes de la conscience qui font l’objet de recherches tout à fait
fondamentales. Ce sujet est trop important pour qu'on puisse le traiter en si
peu de place. Les travaux d'Antonio Damasio,
repris en détail par Jean Pillon,
connaissent actuellement une avancée importante avec l’hypothèse des « cartes
mentales » et des « zones de convergence-divergences » (ZCD) citées
plus haut à propos des évocations et qui s’approchent encore davantage de nos
concepts. Ils mériteraient à eux seuls un développement beaucoup plus long. Je
me contente ici de citer ce que d'autres en ont dit de façon moins approfondie.
FE et BD font état d’Endel Tulving dont un
modèle (SPI) associe les trois systèmes de mémoire à trois niveaux de
conscience, (conscience anoétique, conscience noétique, conscience autonoétique) dont
la terminologie… est directement dérivée
des thèses de la phénoménologie et de son fondateur Edmund Husserl. p. 247. » Les auteurs précisent, p.
246-247 :
« … la
mémoire procédurale est mise en jeu sans faire appel à la conscience (conscience
« anoétique » = pas de prise de conscience de faire appel à sa
mémoire), car il s'agit de la
sollicitation, dans l'action, d'une procédure automatisée. Conduire sa voiture
s'effectue sans que l'on ait conscience de faire appel à sa mémoire. Ceci ne signifie pas qu'on ne puisse pas se
souvenir des épisodes d'apprentissage, mais leur rappel n'est pas nécessaire à
la réalisation de l'action. »
Si l'on ne peut retrouver les
processus qui nous ont conduits à certains de nos apprentissages procéduraux,
comme marcher debout ou faire du vélo, on peut donc se rappeler les
apprentissages qui ont mené à la constitution d'autres automatismes, notamment
scolaires, pour les vérifier au besoin… Intéressant pour expliquer certaines
erreurs « d'inattention » répétitives… et y remédier !
La mémoire sémantique, associée à la
conscience noétique (sentiment de connaître, d’être conscient
que l’on sait) permet d'évoquer des
représentations de concepts ou d'objets qui ne sont pas présents. Je peux échanger
les idées sur Paris sans me trouver à Paris et sans rappeler un souvenir précis
concernant un séjour à Paris.
« Évoquer des représentations de concepts ou d'objets qui ne sont
pas présents » : on avance…
Enfin, le niveau de conscience autonoétique
caractérise la mémoire épisodique. « Je me souviens » de mon dernier
déplacement à Paris. Je peux mentalement le revivre, je suis impliqué dans ce
souvenir, donc je prends conscience de moi-même et de mon inscription dans le
monde et dans le temps. Cette mémoire particulière des faits de la
vie personnelle d'une personne, contextualisés dans le temps et l'espace, est aussi
appelée mémoire autobiographique. C’est elle qui fonde notre identité, notre
« moi ». La prise de conscience de cette mémoire aide
considérablement les apprentissages en les nourrissant de notre intimité, ces liens personnels, base de l’intégration
et de l’appropriation des savoirs comme de leur mémorisation, comme nous
l’avons vu.
« Revivre mentalement », « implication dans le souvenir », «
inscription dans le monde et dans le temps », « conscience de soi » : on y
arrive !
L'introspection
?
Un
savoir sur son propre savoir. Pour terminer, je relève une description
de BC qui va dans notre sens, notamment concernant ce que les scientifiques
appellent « métamémoire » et qui a quelque chose à voir, me
semble-t-il, avec l'introspection cognitive : « la métamémoire se définit comme la connaissance que nous avons de
notre propre mémoire (= notre activité
mentale), la conscience subjective que
nous développons à son sujet (= prise de conscience) et le contrôle que nous exerçons sur elle (= gestion mentale). La métamémoire intervient lors de chacune
des trois étapes de la mémoire : apprentissage, stockage et rappel. La métamémoire
permet de savoir comment apprendre l'information nouvelle, de savoir ce que
nous savons et, enfin, de savoir comment retrouver l'information précise. De ce fait, une métamémoire efficace ( =
introspection cognitive bien menée) est
indispensable au fonctionnement de notre mémoire (= activité mentale) et cela pour trois raisons : elle optimise
nos stratégies de mémorisation (englobant les gestes mentaux d’attention, de
compréhension et de mémorisation), elle
nous évite de rechercher une information que nous ne possédons pas et facilite
l’évocation de nos souvenirs, car elle nous aide à utiliser les mécanismes de
rappel adaptés et pertinents (nous dirions geste mental de réflexion dans
la résolution de problème), p 158. Un peu plus loin, B C précise même : « certains patients, en particulier ceux
ayant des lésions frontales, ont perdu cette introspection… p 158 ».
Et voilà que l’on sait même où ça
se passe !
Rapport
entre phénomènes mentaux et états cérébraux.
Avant de terminer cette relation de ma réflexion sur
la correspondance entre la gestion mentale et les neurosciences, il reste à
s'interroger sur un point capital. Tout au long de mes lectures, mettant de
côté volontairement pour ce travail les points de divergences, et il y en a, j'ai cherché les points de convergence entre
les descriptions d'Antoine de La Garanderie, qu’il a lui-même placées dans la
perspective phénoménologique, et celles des neurologues, qui malgré leurs
références appuyées à ce courant philosophique, demeurent dans le seul registre
de la recherche scientifique. Aussi peut-on légitimement se demander s'il est
pertinent de tenter de rapprocher deux domaines de référence aussi
différents : qu'en est-il de l'équivalence entre les états mentaux, par nature
non atteignables par les instruments de mesure habituels de toute recherche
scientifique, et les circuits neuronaux qui les sous-tendent, bien physiques,
eux, et donc observables et mesurables en laboratoire ? Peut-on « naturaliser »
ainsi l’esprit humain et tout ce qui l’anime de l’intérieur ? J’avais déjà trouvé chez M. Jannerod (La Nature de l’Esprit,
O. Jacob, 2002) des éléments de réponse à cette question qui alimente les
recherches actuelles en neurosciences cognitives :
« Cette tentative de décrire l'esprit à partir
de la biologie, en cherchant à faire cadrer les modèles de l'esprit avec ceux
du cerveau, est bien une tendance dominante des sciences cognitives actuelles…p.
29 »
Dès les premières pages, l'auteur précise l'esprit
de sa propre recherche, en rupture avec le comportementalisme (behaviorime) et
ses interdits ::
« La
principale propriété de l'esprit, celle qui nous retiendra le plus ici, est
d'être constituée d'un ensemble de représentations : nos intentions, nos
désirs, nos croyances, nos attentes au sujet de la réalité extérieure ou à
notre propre sujet, tous ces états d'esprit dont l'école béhavioriste niaient
l'existence en tant qu'objets mentaux, voilà de quoi il sera principalement
question. La reconnaissance de la notion de représentation par la psychologie
cognitive constitue en effet le point de départ d'une étude objective de
l'esprit et de ses différents états. Si, d'une part, l'esprit est capable de
produire des représentations ou d'en construire à partir de données stockées
dans la mémoire, c'est qu'il peut fonctionner de manière indépendante de l'environnement
extérieur. Si, d'autre part, il peut produire des représentations qui en
restent au stade de l'état d'esprit sans pour autant se traduire par des
manifestations visibles de l'extérieur, c’est qu’il ne dépend pas non plus du
comportement pour exister et pour s'exprimer. P. 10-11) »
On sait que la Garanderie n'a pas
retenu le terme de représentation pour
définir ces états d'esprit, ces intentions, ces attentes, lui préférant les termes d'évocation et de projet de sens.
Pour autant n’est-on pas dans le même registre ?
Toutefois cette
question de la nature des états mentaux ne m’avait pas quitté, et elle a
resurgi à la lecture des toutes dernières pages du dernier ouvrage d’Antonio
DAMASIO, dans sa Note sur l'équivalence esprit-cerveau, (pages 379 et
suivantes). Je lui laisserai donc le mot de la fin en le citant un peu
longuement, car il est bien difficile de faire trop bref pour traiter une telle
question encore source de polémique entre scientifiques :
« La
perspective adoptée dans ce livre contient une hypothèse qui n'est pas
universellement appréciée et encore moins acceptée - à savoir l'idée que les
états mentaux et ceux du cerveau sont par essence équivalents. Les raisons
expliquant la répugnance à endosser une telle hypothèse méritent d'être
écoutées.
Dans
le monde physique, dont fait sans ambiguïté partie le cerveau, l'équivalence et
l’identité sont définies par des attributs physiques tels que la masse, les
dimensions, le mouvement, la charge, etc. Ceux qui rejettent l'identité entre les
états physiques et les états mentaux suggèrent que, si on peut analyser en
termes physiques une carte cérébrale correspondant à un objet physique
particulier, il serait absurde de vouloir analyser en termes physiques la
structure mentale correspondante. La raison invoquée est qu’à ce jour, la
science n'est pas parvenue à déterminer les attributs physiques des structures
mentales ; si ce n'est pas possible à la science, le mental ne pourrait donc
pas être identifié au physique. Je crains cependant que ce raisonnement ne soit
pas juste. Voici pourquoi.
Premièrement,
il nous faut envisager comment nous déterminons que les états non mentaux sont
physiques. Dans le cas des objets se trouvant à l'extérieur dans le monde, nous
procédons en les percevant avec nos
sondes sensorielles périphériques et en nous servant de divers instruments pour
effectuer des mesures. Dans le cas des événements mentaux cependant, nous ne
pouvons faire de même. Pas parce que les événements mentaux ne sont pas
équivalents aux états neuraux, mais parce que, vu le lieu où ils apparaissent -
l'intérieur du cerveau -, ils ne sont tout simplement pas accessibles à la
mesure. En réalité, les états mentaux ne peuvent être perçus que par le
processus même qui les contient - c'est-à-dire l'esprit. Cette situation est
malheureuse, mais elle ne nous apprend rien du tout du caractère physique de
l'esprit ou de son absence. Elle impose cependant de grandes restrictions aux intuitions
qu'on peut en tirer ; il est donc prudent de remettre en doute la
conception traditionnelle consistant à affirmer que les états mentaux ne
peuvent pas (cette
négation est soulignée par l’auteur lui-même : elle est capitale dans
cette démonstration) être l'équivalent
d'états physiques. Il n'est pas raisonnable d'adopter une telle conception
purement sur la base des observations introspectives. On peut recourir à la
perspective personnelle et l'apprécier pour ce qu'elle nous procure directement
: une expérience qui peut être rendue consciente et peut nous aider à orienter
notre vie pour autant qu’une analyse réflexive poussée et menée avec recul - ce
qui comprend l'examen scientifique - valide ses recommandations."
Au passage, nous retrouvons dans cette analyse réflexive poussée et menée avec
recul les dispositifs méthodologiques, sinon scientifiques, qui encadrent notre « dialogue pédagogique »,
cette expérience rendue consciente
qui permet à une personne d'orienter sa
vie, ou son travail, ou sa relation au monde… À considérer également le
retournement opéré par DAMASIO à propos de l'introspection. L'école
béhavioriste l'avait exclue comme outil de recherche pour cause de subjectivité
: les chercheurs se méfiaient des réponses données par les sujets interrogés
puisqu'ils ne pouvaient les mesurer à l'aune des appareils à leur disposition. DAMASIO
leur retourne l'argument : on ne peut tirer des éléments recueillis par
l'introspection la conclusion que les états mentaux ne sont pas de nature
physique. Tout au moins pas plus que le contraire.
Et DAMASIO de poursuivre :
« Le
fait que les cartes neurales et les images correspondantes se trouvent « à
l'intérieur » du cerveau et ne soient accessibles qu'à son propriétaire
est un obstacle. Mais où donc pourrait-on les trouver sinon dans un secteur
privé et isolé du cerveau, puisqu'elles se forment en son sein ? Ce qui serait
étonnant, ce serait au contraire de les retrouver à l'extérieur, étant donné
que l'anatomie cérébrale n'est pas conçue pour les externaliser. »
DAMASIO poursuit en plaidant pour que l'on ne réfute
pas trop vite hypothèse de l'équivalence état mental/état cérébral. En
attendant que les preuves soient suffisantes pour la confirmer, il insiste pour
que l'on adopte à ce sujet une autre perspective que permettent les avancées des
techniques neuroscientifiques, même si, malgré leur puissance, « nous avons peu de chances de jamais
pouvoir cerner toute l'étendue des phénomènes neuraux associés à un état
mental, même simple » :
« Pourquoi
faut-il vraiment une autre perspective pour expliquer les événements mentaux ?
Il y a de bonnes raisons à cela. Le fait que les événements mentaux soient
corrélés avec les événements cérébraux - nul ne le discute - et que ces derniers
existent à l'intérieur du cerveau et soient inaccessibles à la mesure directe
justifie une approche spéciale. »
Et un peu plus loin :
«
…puisque les événements mentaux/cérébraux pourraient bien être les phénomènes
les plus complexes de la nature, la nécessité d'un traitement spécial ne doit pas
être considérée comme exceptionnelle. »
Suit alors une démonstration sur l'utilité d'admettre
l'hypothèse de l'équivalence mental/neural, qui se termine ainsi :
« Quand (…) des neurones agencés en faisceau
bidimensionnels sont actifs ou inactifs
selon les informations qu'ils reçoivent, ils créent une structure. Quand
celle-ci correspond à un objet ou à une action, elle constitue une carte de
quelque chose d'autre, une carte de cet objet ou de cette action. Fondée
qu’elle est sur l’activité des cellules physiques, cette structure est aussi
physique que les actions ou les objets auxquels elle correspond. La structure
est temporairement « tracée » dans le cerveau, « gravée » dans le cerveau
par son activité. Pourquoi les circuits des cellules cérébrales ne créeraient-ils
pas une sorte de correspondance iconique avec les choses, si les cellules sont
bien branchées, opèrent comme elles sont censées opérer et deviennent actives
comme il le faut ? Et pourquoi les structures temporaires d'activité qui en
résultent seraient-elles nécessairement moins physiques que les objets et les
actions présents au début ?
L'hypothèse de l'équivalence mental/neural permet
particulièrement à Damasio de traiter ce qu'il appelle le problème de la causalité
descendante : comment les états mentaux peuvent-ils exercer une
influence sur le comportement ? Il parle d'un problème et même d’un mystère qui
est de savoir comment un phénomène considéré comme non physique (l'esprit, les
phénomènes de conscience) peuvent exercer une influence sur le système nerveux
physique. Sa proposition est de regarder les états mentaux et neuraux comme les
deux faces d'un même processus à la manière de Janus. Ainsi en modifiant ses
états mentaux un sujet pourrait modifier les états cérébraux qui leur sont
associés.
Ainsi donc la Gestion Mentale aurait quelque chose à voir avec la fameuse « plasticité cérébrale » ? Notre « éducabilité cognitive » aurait pour conséquence des modifications neuronales qu'on appelle "plasticité", avec bien sûr des répercussions comportementales.
Ainsi donc la Gestion Mentale aurait quelque chose à voir avec la fameuse « plasticité cérébrale » ? Notre « éducabilité cognitive » aurait pour conséquence des modifications neuronales qu'on appelle "plasticité", avec bien sûr des répercussions comportementales.
On reparlera certainement de cette hypothèse, pas si
nouvelle mais toujours en débat, dans
les mois et les années à venir, et cela ne pourra nous laisser indifférents. Affaire
à suivre de très près, donc.
Conclusion :
J'arrête là cette longue énumération qui pourrait se
prolonger encore longtemps. Beaucoup de domaines restent encore à explorer, et
les points de divergence entre les neurosciences et la gestion mentale pourraient
faire l’objet d’un article peut-être aussi fourni que celui-ci : la gestion
mentale couvre un champ humain et spirituel qu’on peut légitimement hésiter, dans
l’état actuel de la recherche, à réduire à une mécanique neuronale aussi complexe soit-elle. Le travail d’Antonio
DAMASIO sur l’origine neuronale de la conscience humaine et ses perspectives
d’évolution semble nous ouvrir un champ encore plus large et merveilleux que ce
qui a déjà été exploré, et ce n’est pourtant pas rien, par les neurologues. Toutefois,
beaucoup de questions restent encore en suspens. Peut-on expliquer par la seule
observation du cerveau le désir de sens qui pousse l'homme à la rencontre du
monde et de lui-même, ainsi que son profond désir de liberté ? Tout ce que
cette quête mobilise en lui est-il du seul ressort de la biologie et de
l’action de nos milliards de connexions neuronales ? La « cause » de la sophistication
croissante au cours de l’évolution de la « machinerie cérébrale »
humaine est-elle à chercher seulement dans la recherche des moyens de sa survie
physique dans un monde lui-même de plus en plus complexe ? N’y-a-t-il pas
d’autres sources à l’origine de sa recherche de liberté intérieure ? Comment l'homme pourrait-il être libre s'il est aussi déterminé par son
activité neuronale, son histoire passée et son environnement actuel ? Mes lectures m'ont donné quelques éléments de
réponse, mais elles m'ont amené aussi à des questions nouvelles. Il faut donc continuer.
Même si je sais que le chantier reste ouvert et que de
nouvelles convergences ou différences pourront se faire jour dans l’avenir, ce
que je retiens, pour le moment, de toutes ces lectures, c’est que :
-
la gestion mentale est certes une
hypothèse philosophique, mais elle se trouve corroborée, et comme justifiée a
posteriori, par d’autres hypothèses scientifiques des plus récentes sur l’activité
du cerveau, sans pour autant qu’elle s’y
confonde ni s’y épuise ;
-
après plus d'un siècle d'interdit
« scientiste » et d'oukazes behavioristes, la conscience cognitive, avec
son « outil » d’observation qu’est l’introspection, est de retour dans
les recherches neurobiologiques les plus pointues et reconnues ;
-
informer les élèves sur ces réalités
neurologiques est certes intéressant, et cela les intéresse toujours du reste,
mais cela risque d’être sans effet durable si l’on n’y associe pas les modes
opératoires de ces réalités « cérébrales », c'est-à-dire les applications
« mentales » et pédagogiques qui en découlent et que propose, particulièrement,
la Gestion mentale. Dans ce sens, ne pourrait-on dire des travaux d’Antoine de
LA GARANDERIE, que loin d’être dépassés comme on l’entend dire parfois, ils furent
les précurseurs de l’entrée des neurosciences dans le monde scolaire et qu’ils retrouvent aujourd’hui, grâce à celles-ci, une actualité et un intérêt renouvelés ? Les
applications pratiques ayant précédé les justifications scientifiques, n’est-ce
pas ce qui rendait ses intuitions difficiles à admettre par certains ?
-
enfin, pour que l'apport de la neurologie à
la pédagogie soit autre chose qu'un gadget de plus qui sera aussi vite oublié
que les précédents, il est indispensable que les praticiens de la gestion
mentale aient le souci constant, malgré leur avance en la matière, d'articuler
leurs propositions avec les découvertes les plus actuelles sur le cerveau et de
chercher sans discontinuer à maintenir cette synthèse qui pourrait, si
nécessaire, donner (encore) plus de poids à leurs propositions… qui n'ont décidément
rien de ringardes.
Un article récent d’un
hebdomadaire de grande diffusion était consacré aux « neuroprofs »…
Plus récemment encore un « sujet » du journal télévisé d’une chaine
nationale détaillait quelques éléments de la « neuropédagogie »… Les
deux décrivaient quelques unes des pratiques découlant directement de la
Gestion Mentale et constamment utilisés par tous ses praticiens !
A moins bien sûr, de laisser le champ libre à d'autres
plus soucieux que nous de s'approprier les résultats de ces recherches.
Pascale Toscani nous met avec justesse en garde à ce sujet : « … si on
considère que la recherche en sciences cognitives est financée aux USA dans
certains secteurs par le marketing, on comprend l'importance de se tenir informé
sur ces découvertes pour garder à la fois sa liberté d'acheteur et son sens
critique. p 26 ». Et elle poursuit en citant un autre ouvrage [14]:
« La
possibilité de s'appuyer sur une meilleure connaissance du cerveau pour mieux
séduire les consommateurs est aussi une application en plein essor des
neurosciences. Le « neuromarketing », comme on le nomme, a le vent en
poupe : il s'agit pour les industriels d'exploiter les mécanismes cérébraux qui
sous-tendent les décisions d'achat. Depuis une dizaine d'années aux États-Unis,
et plus récemment en Europe, les fabricants de cigarettes, de cosmétiques ou
d'aliments se sont rapprochés des spécialistes de l'imagerie cérébrale. Ils
cherchent à identifier les zones cérébrales sensibles aux designs, aux couleurs
et aux odeurs afin d'optimiser les campagnes de publicité. »
Alors pourquoi pas nous ? Et pour une bien
meilleure cause !
Guy SONNOIS
- Avril 2013.
[1]
A.de LA GARANDERIE, Les chemins de la
connaissance, Chronique Sociale, 2002
[2]
« Accompagner le travail des adolescents avec la pédagogie des gestes
mentaux », G. Sonnois, 2009, Chronique Sociale. Préface d’A. de LA
GARANDERIE.
[3]
Lionel Naccache est neurologue à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris et
chercheur en neurosciences cognitives au sein du Centre de recherche de l'Institut
du cerveau et de la moelle épinière. Il est l'auteur d'un précédent ouvrage : «
Le nouvel inconscient », Odile
Jacob, 2009.
[4]
Blog de Pégase : http://aidautravailavecpegase.blogspot.fr
[6] On trouvera un résumé assez fidèle de cet ouvrage dans un article de la
revue « Neurosciences et comportements », consultable sur Internet et intitulé : « Vers
un modèle unifié la mémoire ». http://www.neur-one.fr/m%E9moireunifi%E9e.pdf
[7] Voir le message 15 de mon blog :
« De la meilleure façon de faire des exercices » http://aidautravailavecpegase.blogspot.fr/2011/01/de-la-meilleure-facon-de-faire-des_16.html
[8]
Akira Miyake est professeur de
psychologie à l'université du Colorado.
[9] Marc Jeannerod, La nature de l'esprit, sciences cognitives
et cerveau, pp 194-195
[11]
voir G. Sonnois, « Accompagner le
travail des adolescents avec la pédagogie des gestes mentaux, Chronique
sociale, 2009
[12]
Il est intéressant de rapprocher cette formulation de celle des didacticiens
des sciences pour qui il y a un problème « quand
une personne veut produire une réponse adaptée à une certaine demande sans que
cette réponse puisse être produite automatiquement » (Introduction à la didactique des sciences et des
mathématiques, JOSHUA et DUPIN, PUF 93, page 85), ce qui amène cette personne à développer les stratégies délibérées dont parle B.C. Et là aussi il faut distinguer l'expert
du novice en réflexion : l'expert agit davantage par association d'idées automatisées, tandis que le novice doit d'abord
passer par les stratégies délibérées
d'une réflexion consciente et méthodique, et s'y entraîner jusqu'à les rendre
automatiques.
[13]
voir
G. Sonnois, « Accompagner le travail des adolescents avec la
pédagogie des gestes mentaux, Chronique sociale, 2009
[14]
C. Vidal, D. Benoit-Browaeys, Cerveau,
Sexe et Pouvoir, Belin, 2005, p. 85
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire