samedi 7 avril 2018

121. Neurosciences et pédagogie : les exercices d’entraînement.


Les informations émanant des laboratoires de recherches en neurosciences cognitives envahissent la presse et les médias audio-visuels, pour le meilleur parfois…mais pas toujours (Voir l’article d’A. Giordan avec ses deux suites en fin d'article). Devant l’abondance de ces « révélations », le pédagogue est souvent démuni : «Comment intégrer toutes ces connaissances dans ma pratique quotidienne, et en faire profiter mes élèves ?» s’interroge-t-il.  Pourtant, il y a peu de choses réellement nouvelles dans ces découvertes, leur principal intérêt se trouvant, dans la validation de certaines pratiques ( voir les propos du Pr. Mercier), directeur du Neurolab de l' UQAM). Ces pratiques, souvent très anciennes, sont le résultat de l’observation et du bon sens des pédagogues de terrain, de la " vieille sagesse des peuples", mais que l’éclairage scientifique vient valider et renforcer. En voici un exemple particulièrement intéressant, autant pour la personnalité de son auteur que pour son importance pour l’apprentissage scolaire : la pratique des exercices d’entraînement et la création d’automatismes constituant la mémoire procédurale, non consciente.

Les exercices sont en effet un passage obligé du « métier d’élève » et constituent une part importante de leurs "devoirs". Certains s’y investissent avec intérêt, trouvant là l'occasion de satisfaire leur projet de compréhension tourné prioritairement vers l'application dans des cas concrets (les mains dans le cambouis). Alors que d’autres élèves satisfont leur besoin de sens dans l’explication, la démonstration, l’historique ou l’origine des savoirs, davantage que dans leur  "mode d’emploi ". On cherche parfois comment intéresser ces expliquants aux séries d’exercices qu’on leur propose.

Voici qui pourrait y aider : une démonstration d’Antonio Damasio, célèbre neuroscientifique américain, sur une réalité du cerveau extraite de son livre : L’autre moi-même, O. Jacob, 2012,p.326. Dans cet extrait, l’auteur s’interroge sur le rapport entre la partie consciente du contrôle de nos actions et la "machinerie" ( ce que l'on fait "machinalement"...) qui l’accompagne dans la partie non consciente du cerveau, "le sous-sol…, les souterrains … de l’esprit",  ou pour d'autres "l’inconscient cognitif" (à ne pas confondre avec l’inconscient freudien).

  C’est moi qui ai rajouté les notes en italique et entre parenthèses et souligné certains passages plus importants pour nous :

« Il existe deux types de contrôles des actions, conscient et non conscient, mais le contrôle non conscient peut en partie être façonné par le contrôle conscient. Si l’enfance et l’adolescence humaine durent aussi longtemps, c’est justement parce qu’il faut beaucoup, beaucoup de temps pour éduquer les processus non conscients de notre cerveau et pour créer, au sein de l’espace cérébral non conscient, une forme de contrôle pouvant de façon plus ou moins fiable, opérer en fonction d’intentions et d’objectifs conscients. Cette lente éducation est un processus en vertu duquel une partie du contrôle conscient se transfère à un assistant non conscient ; ce n’est pas un abandon du contrôle conscient aux forces inconscientes (l’inconscient freudien) qui, assurément, peuvent semer le chaos dans le comportement humain.

(…) La conscience n’est pas dévaluée par la présence de processus non conscients. Sa portée s'en trouve même étendue. (…) Les processus non conscients (automatismes) sont devenus de bons moyens d’exécuter des comportements et de donner à la conscience plus de temps pour analyser et planifier davantage (réflexion, décision, mise en projet...). » *

 (…) Bien sous-traiter à l’espace non conscient, c’est ce que nous faisons lorsque nous avons tellement affûté un savoir-faire (exercices, répétitions...) que nous ne prenons plus conscience des étapes techniques qu’il a fallu franchir pour en être capable. Nous développons des habiletés en toute conscience, mais ensuite nous les laissons devenir clandestines, dans le vaste sous-sol de notre esprit, où elles ne viennent pas encombrer le périmètre étroit de notre espace de réflexion consciente. »

Damasio emploie  souvent des expressions de ce genre : « L’espace réduit de raisonnement conscient »… « Le périmètre étroit de notre espace de réflexion consciente ». Notre champ de conscience est vraiment étroit...Le recours à des processus non conscients est donc indispensable à toutes les activités de réflexion, de création, de jugement… C'est vrai pour tous les actes de notre quotidien. Ça l'est aussi - et bien davantage - pour les apprentissages scolaires.

Mais ces « habiletés », ces automatismes, doivent être développés en pleine conscience avant qu’ils ne deviennent "clandestins" et agissent en dehors de notre contrôle . Les exercices d’entraînement doivent donc être pratiqués en y accordant la plus grande attention (et non pas de façon mécanique, en enchaînant des séries de cas… en pensant à autre chose). Et cela jusqu'à l'automatisation, ce qui n'arrive qu'au bout de "beaucoup, beaucoup de temps". Dans Accompagner…   j’ai proposé une manière de procéder qui respecte cette recommandation, et je l’ai reprise dans J’apprends à travailler .

Beaucoup d’élèves, même de très bons et jusqu’à des niveaux élevés d’études, se plaignent de "fautes d’étourderie", d’erreurs de calcul inexpliquées qui viennent polluer leur réflexion au moment des évaluations importantes, dans lesquelles il faut pourtant aller très vite. L'un d’entre eux, très "expliquant", en classe préparatoire PTSI, se plaignait récemment d’avoir été perturbé pendant une colle importante par des erreurs de calcul relevant de la double distributivité… étudiée vers la classe de cinquième. Voici le conseil que je lui ai donné, après lui avoir expliqué en substance le texte précédent :

 « Ton travail pourrait être de repérer toutes les occasions où tu commets des erreurs de calcul, ou autre ; de prendre un peu de temps pour revenir en pleine conscience (évocations dirigées) sur les automatismes qui ont mal fonctionné (par exemple la double distributivité, mais ça pourrait être aussi bien les identités remarquables, ou d’autres  "must" du programme de collège…) ; de retrouver la logique de ces mécanismes (le pourquoi du comment) et de la mémoriser, éventuellement de faire quelques exercices... Si ce sont des erreurs que tu reproduis souvent, ça vaudrait vraiment le coup que tu y consacres un peu de temps. »

Affaire à suivre... (Il a terminé en Aout 2023 ses études d'ingénieur acousticien à l'Université Technologique de Compiègne et il a aussitôt été engagé par une grosse entreprise d'insonnorisation industrielle.)

* On pourrait rapprocher les considérations de ce "neuroscientifique", bien actuel, de celles d'un "anthropologue de la mémoire", du début du XX°siècle, Marcel Jousse, cité par Yves Beaupérin, dans un texte intitulé "Système scolaire et mémorisation" (intéressant pour nous dans le cadre de la dispute si stérile entre compréhension et mémorisation ) : 


"La mémorisation...(est) ce montage interactionnel, souvent inconscient, dont on prend claire conscience, et qu'ensuite on «laisse aller»  dans les mécanismes (inconscients, donc...) gestuels et rythmiques (...). Alors l'intelligence pourra être infiniment plus souple, plus ardente, plus combattive, plus victorieuse. C'est cela la vraie mécanique humaine. L'homme Ie plus «homme» est celui qui a le plus d'habitudes, montées en lui avec intelligence, et qu'il laisse retomber dans l'inconscient pour que, toujours, l'intelligence plus libre puisse veiller, tendue vers un point donné".

L'intelligence  "tendue vers un point donné"... c'est à  dire l'intelligence " au travail" selon l'interprétation de ce mot, plus proche de la notion de projet que de celle de torture communément admise ( voir message 120 : " Non le travail n'est pas une torture"). Tout se retrouve qui converge vers une même  vérité...

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