Depuis quelques années déjà, je ne reçois plus d’élèves en entretien. Toutefois, à leur demande et bénévolement, je reçois des enfants d’amis ou de connaissances. Je rencontre ainsi Laura pour la troisième fois. Jusqu’alors, au milieu d’un discours qui s’évade en permanence du sujet traité, un point essentiel était apparu : le refus de Laura de se plier à toute règle quelle qu’elle soit. Pour elle, la seule chose intelligente à faire avec une règle est de la contourner. Pour Laura, toute règle, toute loi empêche de grandir. Elle a donc une grande difficulté à s’y soumettre et à les respecter, cherchant toujours le meilleur moyen d’y échapper… alors que toute sa scolarité l’invite, à l’inverse, à en tirer bénéfice, notamment dans une réflexion aboutie. Nulle trace en cela d’une visée créatrice qui chercherait à s’épanouir ; juste un refus de toute autorité et des déboires répétés qui finissent par l’atteindre moralement.
Précédemment, ayant constaté que la source de ses
difficultés était une réflexion inexistante (avec la conséquence directe dans
une expression écrite maladroite), j’avais tenté de lui montrer l’intérêt des
règles, et en quoi elles constituent l’essentiel de sa scolarité, et donc la
source principale de ses difficultés quand elle ne les respecte pas. Nous en
étions restés là.
Cette fois-ci, pour essayer de la ramener "aux choses mêmes", j’ai entrepris dès le début de notre entretien de la rapprocher du socle des
évocations qu’elle se donnait dans ses actions ordinaires : comment avait-elle
retrouvé l’itinéraire pour venir jusqu’à chez moi, sur quelle base évocative
s’était-elle assurée ? Première réponse, automatique : "Parce que j’ai regardé
mon GPS avant de partir" *. Après quelques difficultés pour prendre conscience
de son activité évocative, il s’est avéré qu’elle utilisait principalement des évocations
visuelles en troisième personne, comme un décor qu’elle voyait se dérouler
devant elle, des principaux points de repères : magasins, poteaux de couleur,
escalier, tourner à gauche etc. Elle voyait ce décor "comme en vrai" et s 'imaginait, se ressentait s'y déplacer.
Puis, je lui ai demandé de me parler de son dernier devoir.
C’était un devoir d’allemand. Après les tentatives habituelles de discours
explicatif "autour de la chose", elle est parvenue à se fixer sur les
évocations de son devoir : la feuille de papier, ce qu’elle avait écrit, dont
elle ne voyait distinctement que certains mots (ceux sur lesquels elle avait
hésité, où elle avait fait des fautes), l’écriture était la sienne. Elle voyait
également en rouge à gauche les corrections du professeur, en bas à gauche la
note, 14/20. À ma demande, après quelques difficultés pour les fixer, elle a
zoomé sur certains mots, les épelant à l’endroit puis à l’envers, mais avec un
temps d’hésitation (elle se parlait pour assembler les deux parties d’un mot
composé). L’image était bien formée, précise, toujours avec sa propre écriture.
Je lui ai fait faire ensuite un exercice autour du mot "bathyscaphe"
que je lui ai énoncé oralement. Immédiatement, une association s’est faite en
elle autour du son "Baptiste" auquel elle a ajouté
"kaff" -peut-être influencée par l’exercice précédent sur son
devoir d’allemand ? Elle m’a demandé s’il s’agissait d’un prénom. Voyant sur
quelle fausse piste elle partait (mouvement habituel chez elle de tentative de
compréhension orientant toute action évocative) je lui ai épelé le mot. Elle
l’a alors écrit mentalement sans autre difficulté, mais en se répétant le mot
pour en assurer la forme visuelle. Elle m’a bien sûr demandé sa signification.
La lui ayant donnée, je lui ai aussi fourni les explications étymologiques de
la fabrication de ce mot avec ses deux racines grecques, ce qui lui a
apparemment beaucoup plu, valorisant ainsi son fort projet de compréhension
expliquante déjà repéré précédemment *.
Puis, j’ai mis la conversation sur l’objet de sa visite, ses
difficultés et ses progrès récents en mathématiques. Elle était passée de 1/20 (avant l’entretien précédent), à 7 et 8 tout récemment. Comment avait-elle fait
? Elle avait demandé à une amie, meilleure en maths, de l’aider. Celle-ci lui
avait expliqué d’une manière telle qu’elle avait compris le principe des
fonctions : elle avait eu un déclic. Comment cela s’est-il passé ? L’ayant
incité à revivre la scène en évocations, elle me raconta qu’après lui avoir
expliqué vainement plusieurs fois le principe au niveau des écritures
mathématiques, son amie s’était levée et lui avait montré les mouvements
effectués par une fonction, mimant avec ses bras les trajets ascendants et
descendants des courbes sur les axes orthonormés. Ces mouvements lui avaient
permis la compréhension du principe lui-même. Elle avait alors compris qu’il
fallait qu’elle vive mentalement les choses qu’elle voulait comprendre, au plus
près des mouvements qu’elle pouvait s’en donner par elle-même.
Incidemment, j’ai appris qu’elle rencontrait depuis quelque
temps une psychologue à propos de sa difficulté avec les règles et les lois, avec les limites en
général. Laura avait compris avec elle que lorsque l’on veut modifier les
règles dans un système donné, il était préférable de rentrer d’abord dans le
système puis ensuite de chercher à obtenir l’accord des autres participants
pour essayer de faire un peu évoluer, de "décaler légèrement", dit-elle, des règles
qu’elle trouvait trop contraignante. Cette explication semblait la satisfaire.
Mais la question revenait donc à savoir comment, malgré sa répugnance, entrer
dans le système des règles pour éventuellement les faire évoluer. Je lui ai
alors proposé une relecture des cinq questions de la compréhension (elle
avait lu le livret J’apprends à travailler). Pour subvertir une règle de
l’intérieur, il faut d’abord y entrer en profondeur, en pénétrer les tenants et
les aboutissants, les raisons et les finalités, leur utilité, les relations
avec leur environnement, et même (ce qui n’est pas sa tasse de thé) la manière
de la faire fonctionner en s’y exerçant. Loin donc d’une soumission désagréable
à des règles venues d’ailleurs ou de quelqu'un d’autre, on peut alors mieux
saisir l’intérêt des règles et leur justification, notamment pour un
fonctionnement social satisfaisant. Ayant ainsi compris les règles de
l’intérieur, on est plus à même de les faire évoluer lorsqu’elles ne
correspondent pas, ou plus suffisamment, aux réalités qu’elles sont censées
faciliter ou organiser (régir). Les règles étant des créations humaines, elles peuvent
être réévaluées, et éventuellement modifiées voire même supprimées, au vu d’une
réalité qui ne cesse de changer. Mais en maths, il est dangereux de se
livrer trop souvent à ce petit jeu… même si l’on cherche à réinventer actuellement
une nouvelle écriture mathématiques mieux adaptées aux avancées toutes récentes de la
physique, notamment cosmique. Mais c'est encore loin des programmes scolaires...
Nous en sommes venus ensuite à se demander ce que le mot "autorité" signifiait. Je lui ai dévoilé l’origine étymologique du mot, latin, "auctoritas"
: la racine "auc" ou "aug", ou "act" qu’on
retrouve dans "augmenter" : l’autorité, c’est "rendre
auteur ou acteur", c’est "aider à grandir", à croître. Assez loin, donc, de sa propre
représentation de "lois qui
empêchent de grandir" ou d'être soi-même…
Je lui ai alors donné le texte extrait de "Accompagner… " ( pages 211-213) :
Laura est repartie avec une autre vision des règles, plus
positive (de son propre aveu).
Elle m’avait aussi annoncé, à son arrivée, qu’elle avait décidé
de son projet d’orientation confortée tout récemment lors de sa visite de ce
matin au salon de l’étudiant. Elle souhaitait devenir professeure des écoles : "pour
aider les élèves à ne pas vivre ce que j’ai vécu à l’école et à être plus
heureux que moi dans leur apprentissage scolaire". Projet de compensation
personnelle… mais qui en vaut bien d’autres moins "personnalisés" ! Il y a
toujours quelque chose de soi dans un vrai bon projet d’orientation. Je lui ai
alors raconté l’histoire de la fiche de "m" devant m, b, p », dans mon message 115 : "Compréhension expliquante : une fiche de grammaire originale et stimulante !"
Cette anecdote l’a beaucoup amusée. Je ne doute pas que cette vision d’avenir associé à une meilleure compréhension de l’apprentissage des règles qui font le fond même de toute scolarité (et la manière d’aider les élèves à mieux les comprendre) ne permettent à Laura d’assumer la sienne et d’y trouver un sens que jusque-là elle cherchait… désespérément.
Cette anecdote l’a beaucoup amusée. Je ne doute pas que cette vision d’avenir associé à une meilleure compréhension de l’apprentissage des règles qui font le fond même de toute scolarité (et la manière d’aider les élèves à mieux les comprendre) ne permettent à Laura d’assumer la sienne et d’y trouver un sens que jusque-là elle cherchait… désespérément.
* Une réponse débutant par un "parce que" à une question visant le "comment" entraîne une hypothèse, à vérifier bien sûr, de compréhension expliquante.
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