Hier soir à la chorale je rencontre une collègue anglaise, Helen,
professeure dans une école internationale. Elle connaît Pégase car elle a lu « Accompagner…
» et elle a assisté à une conférence destinée à des parents d'élèves. Je lui
raconte le reportage de France 2 sur Paloma, la lauréate des évaluations
nationales mexicaines, (voir mon précédent message 68). Elle est intéressée par
le témoignage de cette enfant qui « met
les chiffres d'un problème dans sa tête et trouve mentalement la solution ».
Mais elle doute que tous les élèves soient capables de ce type d'agilité
mentale. Elle pense plutôt que cela est réservé aux bons élèves (« doués »
pour l'activité mentale… ? ) et que d'autres n’y accèdent pas (les pas
« doués »…), faisant preuve alors d’incompréhension devant certaines
situations scolaires.
Elle me parle d’un de ses élèves, Christopher, qui ne
comprend pas les consignes et qui d'une façon générale semble perdu dans le
monde scolaire. Par exemple, on lui propose un exercice où, pour compléter un
texte à trous, il convient de poser une question en employant le passé simple
anglais. Cela donnerait à peu près ceci : une phrase est donnée comportant un vide
« Alan est né en……… » et la
question à poser serait : « en quelle année est né Alan » ? Helen s'étonne
de ce que Christopher, au lieu de poser une question, essaye de donner une
réponse pour combler le trou du texte. Devant cette attitude peu cohérente par
rapport à la consigne, Helen pense que Christopher manque de capacités
intellectuelles. Elle me demande toutefois comment elle pourrait l’aider.
Je pars du principe que si Christopher propose une action,
même si elle n'est apparemment pas pertinente, cette action a du sens pour lui.
Quel sens lui donne-t-il ? Tant qu'on ne le lui a pas demandé, on n'est pas en
mesure d'en tirer quelque conclusion que ce soit. Hypothèse : peut-être l'apparence du texte à trous lui rappelle-t-elle d'autres
exercices du même type qu'il aurait faits dans le passé (ils sont tellement souvent employés...), exercices dans
lesquels il s'agissait de remplir l'espace vide. Son mouvement habituel de chercher
une réponse dans sa mémoire serait alors plus fort que celui, induit par la nouvelle consigne, de poser une question en transformant la phrase et en utilisant un
acquis grammatical récent. Peut-être même se pose-t-il la question en lui-même,
mais ne songe-t-il pas à la formuler de façon correcte puisqu'il pense que
seule la réponse a de l'importance ? La seule façon de vérifier cette hypothèse est de lui poser la question : « Que
cherchais-tu as faire dans cet exercice ? Comment t’y es-tu pris « dans ta
tête » ? » On atteindrait alors la partie mentale interne et préconsciente
de la préparation à l'action menée par Christopher et dont seul le résultat a été observée de l'extérieur par le professeur [1].
Plus largement, il me semble qu'il est ici question d'une
dialectique concernant le lieu d'origine du sens. Le sens réside-t-il dans la
chose à comprendre, donc à l'extérieur du sujet, ou bien se trouve-t-il dans le
sujet, qui le projette alors sur la chose à comprendre ? D'une façon générale,
dans un projet de sens, que projette-t-on : une demande de sens ou bien une
certitude de sens ? Si l'on pense que le sens réside dans la chose, c'est en elle
que l'on va le chercher : « Quel sens as-tu
? Que signifie exactement cette consigne ? Quelle action induit elle de ma part
? » Si au contraire l'on pense que le sens se trouve dans le sujet, alors
c'est en lui qu'on ira le chercher, c'est le sujet qui décidera du sens à
donner à la chose : « C'est un texte à
trous, donc il faut trouver la réponse et remplir le vide. » Et la réponse
bien sûr est aussi à chercher dans le sujet, dans sa mémoire, dans son stock de
connaissances, et donc il ne comprend pas pourquoi il lui faudrait poser une
question à quelqu'un d'autre… Par ailleurs, si le sens est dans le sujet, il
risque fort d'être perverti par de mauvaises habitudes, des croyances, des
représentations plus ou moins pertinentes de l'école, etc.…
On retrouve ici une autre problématique. L'école est-elle le
lieu du « savoir » ou celui de « l'apprendre » ? Cette
alternative est importante par les effets et les comportements qu'elle
entraîne. Si l'élève pense qu’à l'école il doit montrer qu'il sait, il n'est
plus dans une dynamique d'apprentissage : il craint les erreurs, n'ose pas
participer en classe de peur de « dire des bêtises », tord le sens des consignes pour les faire coller avec son projet de simple "restitution" de ce qu'il sait ou sait faire, ou bien il ne les lit même pas, s’enferme dans
ses certitudes, ses fausses croyances, etc. C'est l'exact opposé des finalités
de l'école. Si à l'inverse il est convaincu qu'il ne sait pas, alors il
est ouvert à l'apprentissage : il admet de se tromper, il ne se ferme pas
désespérément sur ce qu'il sait déjà, il entre sans crainte dans le conflit
entre ses conceptions empiriques et les savoirs « savants » que son
activité mentale lui permet alors d'assimiler, il développe harmonieusement son
intelligence, etc.
Pour le professeur cette différence a aussi de l'importance : s'il pense que sa mission est seulement de transmettre un savoir et de modeler des savoir-faire répétitifs et mécaniques, ils oriente son enseignement dans cette seule optique, il évalue seulement la « restitution » de ce que ces élèves ont reçu de lui et la conformité de leurs productions à ce qu'il en attend. S'il pense plutôt qu'il est chargé de faciliter et d'accompagner l'apprentissage de ses élèves, il se soucie de la manière dont ceux-ci font leur profit des « savoirs » reçus et les aide à les transformer en « connaissances », puis à les réutiliser dans des situations de problème ; il se soucie de libérer leur potentiel mental individuel et leur imagination créatrice. Dans le premier cas, il s'agit d'une logique d'enseignement et de conditionnement : celle de l'école du XIXe siècle et du début du XXe, quand le besoin était d'élever le niveau d'instruction et de cohésion d'un peuple à unifier puis de répondre aux exigences de la société industrielle ; dans le second, il s'agit plutôt d’une logique de formation des intelligences et d’acquisition de compétences : celles dont la société postindustrielle d'aujourd'hui et celle qui viendra après ont le plus grand besoin.
Pour le professeur cette différence a aussi de l'importance : s'il pense que sa mission est seulement de transmettre un savoir et de modeler des savoir-faire répétitifs et mécaniques, ils oriente son enseignement dans cette seule optique, il évalue seulement la « restitution » de ce que ces élèves ont reçu de lui et la conformité de leurs productions à ce qu'il en attend. S'il pense plutôt qu'il est chargé de faciliter et d'accompagner l'apprentissage de ses élèves, il se soucie de la manière dont ceux-ci font leur profit des « savoirs » reçus et les aide à les transformer en « connaissances », puis à les réutiliser dans des situations de problème ; il se soucie de libérer leur potentiel mental individuel et leur imagination créatrice. Dans le premier cas, il s'agit d'une logique d'enseignement et de conditionnement : celle de l'école du XIXe siècle et du début du XXe, quand le besoin était d'élever le niveau d'instruction et de cohésion d'un peuple à unifier puis de répondre aux exigences de la société industrielle ; dans le second, il s'agit plutôt d’une logique de formation des intelligences et d’acquisition de compétences : celles dont la société postindustrielle d'aujourd'hui et celle qui viendra après ont le plus grand besoin.
Mon premier article pour la lettre de la Fédération
Association Initiative de Formation, en 1995, s'intitulait : « Redonner du sens
à l'école ». A-t-on beaucoup progressé depuis 20 ans ?
[1]
L’école, et apparemment pas seulement l'école française, a du mal à sortir de
plus de 50 ans de soumission de la pédagogie aux conceptions béhavioristes de la
psychologie de l’époque. Pour celle-ci un stimulus est envoyé de l'extérieur
vers un sujet qui produit alors une réponse qui est le seul objet d'observation
autorisé, mesurable et quantifiable statistiquement. Impasse totale sur la
partie intermédiaire, c'est-à-dire l'activité mentale produite par le sujet
avant de produire sa réponse. Cette activité n'étant ni observable ni mesurable
de l'extérieur, elle n'a pas à être prise en compte. L’introspection, qui est la
seule manière d'atteindre cette zone mentale, ayant été rejetée parce que
subjective et donc suspecte de non objectivité "scientifique", l'école a emboîté le pas et
ne s'intéresse nullement à tout ce que les élèves peuvent faire « dans
leur tête », mentalement, pour produire leurs réponses qui sont
consciencieusement évaluées et notées… scientifiquement, bien sûr! Mais le vent commence à tourner. Des neurologues, et non des moindres, mènent des recherches prometteuses
et déjà fécondes pour réhabiliter l'activité mentale comme appartenant à part
entière à la nature biologique du cerveau humain. Prendre en compte dans la
pédagogie cette zone un peu mystérieuse et, c'est vrai, pas très facile à atteindre, n’est donc plus une hérésie coupable mais au contraire une voie de
salut pour sortir du marasme actuel.
On peut rapprocher cela de cette présentation du livre du professeur Marc
Jeannerod, La nature de l'esprit Odile Jacob,
2002 sur le site Sciences humaines.com : http://www.scienceshumaines.com/la-nature-de-l-esprit_fr_2732.html
« Les phénomènes mentaux sont
biologiquement fondés : ils sont à la fois causés par les mécanismes
cérébraux et réalisés dans la structure du cerveau. Dans cette perspective, la
conscience et l'intentionnalité relèvent de la biologie humaine au même titre
que la digestion ou la circulation sanguine. » Ces propos du philosophe John Searle
bousculent l'opposition classique esprit/monde physique. Ils résument la
démarche de Marc Jeannerod, et au-delà, certaines ambitions des sciences
cognitives : établir une « naturalisation » de l'esprit, et
notamment montrer que la cognition ne consiste pas seulement dans la capacité
de raisonner, de calculer et de produire des mots, mais qu'elle inclut des
aspects intentionnels, relationnels et émotionnels. L'imagerie cérébrale a
grandement contribué à cette mise en lumière d'un cerveau porteur de
prédispositions à la fois rationnelles, affectives et sociales.
La notion de
représentation mentale est au coeur de la révolution cognitive, rappelle
l'auteur. Lorsque l'on saisit un objet avec les mains, les commandes nerveuses
suivent les instructions d'une représentation de cet acte de saisie. La
représentation de l'acte précède l'acte, elle est l'intermédiaire entre la
vision de l'objet à saisir et le mouvement de saisie. Cet apport de la
psychologie cognitive contredit notamment la théorie behavioriste qui se passe
de la notion de représentation. La biologie de l'esprit, elle, s'appuie sur une
science des productions mentales, esquisse une physiologie de
l'intentionnalité, ce que l'auteur appelle « mouvement
volontaire », et, par extension, une physiologie de la
conscience.
Voir aussi sur
ce sujet mon message numéro 67 : « Gestion mentale et neuroscience
cognitives », où j’insiste sur les travaux récents d’Antonio DAMASIO et
son hypothèse de l’équivalence entre les états mentaux et les états cérébraux
associés.
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