samedi 16 novembre 2013

69 - L'activité mentale de l'élève... au coeur de tout apprentissage.

Hier soir à la chorale je rencontre une collègue anglaise, Helen, professeure dans une école internationale.  Elle connaît Pégase car elle a lu « Accompagner… » et elle a assisté à une conférence destinée à des parents d'élèves. Je lui raconte le reportage de France 2 sur Paloma, la lauréate des évaluations nationales mexicaines, (voir mon précédent message 68). Elle est intéressée par le témoignage de cette enfant qui « met les chiffres d'un problème dans sa tête et trouve mentalement la solution ». Mais elle doute que tous les élèves soient capables de ce type d'agilité mentale. Elle pense plutôt que cela est réservé aux bons élèves (« doués » pour l'activité mentale… ? ) et que d'autres n’y accèdent pas (les pas « doués »…), faisant preuve alors d’incompréhension devant certaines situations scolaires.

Elle me parle d’un de ses élèves, Christopher, qui ne comprend pas les consignes et qui d'une façon générale semble perdu dans le monde scolaire. Par exemple, on lui propose un exercice où, pour compléter un texte à trous, il convient de poser une question en employant le passé simple anglais. Cela donnerait à peu près ceci : une phrase est donnée comportant un vide « Alan est né en……… »  et la question à poser serait : « en quelle année est né Alan » ? Helen s'étonne de ce que Christopher, au lieu de poser une question, essaye de donner une réponse pour combler le trou du texte. Devant cette attitude peu cohérente par rapport à la consigne, Helen pense que Christopher manque de capacités intellectuelles. Elle me demande toutefois comment elle pourrait l’aider.

Je pars du principe que si Christopher propose une action, même si elle n'est apparemment pas pertinente, cette action a du sens pour lui. Quel sens lui donne-t-il ? Tant qu'on ne le lui a pas demandé, on n'est pas en mesure d'en tirer quelque conclusion que ce soit. Hypothèse : peut-être l'apparence du texte à trous lui rappelle-t-elle d'autres exercices du même type qu'il aurait faits dans le passé (ils sont tellement souvent employés...), exercices dans lesquels il s'agissait de remplir l'espace vide. Son mouvement habituel de chercher une réponse dans sa mémoire serait alors plus fort que celui, induit par la nouvelle consigne, de poser une question en transformant la phrase et en utilisant un acquis grammatical récent. Peut-être même se pose-t-il la question en lui-même, mais ne songe-t-il pas à la formuler de façon correcte puisqu'il pense que seule la réponse a de l'importance ? La seule façon de vérifier cette hypothèse est de lui poser la question : « Que cherchais-tu as faire dans cet exercice ? Comment t’y es-tu pris « dans ta tête » ? » On atteindrait alors la partie mentale interne et préconsciente de la préparation à l'action menée par Christopher et dont le seul résultat a été observée de l'extérieur par le professeur [1].

Plus largement, il me semble qu'il est ici question d'une dialectique concernant le lieu d'origine du sens. Le sens réside-t-il dans la chose à comprendre, donc à l'extérieur du sujet, ou bien se trouve-t-il dans le sujet, qui le projette alors sur la chose à comprendre ? D'une façon générale, dans un projet de sens, que projette-t-on : une demande de sens ou bien une certitude de sens ? Si l'on pense que le sens réside dans la chose, c'est en elle que l'on va le chercher : « Quel sens as-tu ? Que signifie exactement cette consigne ? Quelle action induit elle de ma part ? » Si au contraire l'on pense que le sens se trouve dans le sujet, alors c'est en lui qu'on ira le chercher, c'est le sujet qui décidera du sens à donner à la chose : « C'est un texte à trous, donc il faut trouver la réponse et remplir le vide. » Et la réponse bien sûr est aussi à chercher dans le sujet, dans sa mémoire, dans son stock de connaissances, et donc il ne comprend pas pourquoi il lui faudrait poser une question à quelqu'un d'autre… Par ailleurs, si le sens est dans le sujet, il risque fort d'être perverti par de mauvaises habitudes, des croyances, des représentations plus ou moins pertinentes de l'école, etc.…

On retrouve ici une autre problématique. L'école est-elle le lieu du « savoir » ou celui de « l'apprendre » ? Cette alternative est importante par les effets et les comportements qu'elle entraîne. Si l'élève pense qu’à l'école il doit montrer qu'il sait, il n'est plus dans une dynamique d'apprentissage : il craint les erreurs, n'ose pas participer en classe de peur de « dire des bêtises », tord le sens des consignes pour les faire coller avec son projet de simple "restitution" de ce qu'il sait ou sait faire, où ne les lit même pas, s’enferme dans ses certitudes, ses fausses croyances,  etc. C'est l'exact opposé des finalités de l'école. Si à l'inverse il est convaincu qu'il ne sait pas, alors il est ouvert à l'apprentissage : il admet de se tromper, il ne se ferme pas désespérément sur ce qu'il sait déjà, il entre sans crainte dans le conflit entre ses conceptions empiriques et les savoirs « savants » que son activité mentale lui permet alors d'assimiler, il développe harmonieusement son intelligence, etc.

Pour le professeur cette différence a aussi de l'importance : s'il pense que sa mission est seulement de transmettre un savoir et de modeler des savoir-faire répétitifs et mécaniques, ils oriente son enseignement dans cette seule optique, il évalue seulement la « restitution » de ce que ces élèves ont reçu de lui et la conformité de leurs productions à ce qu'il en attend. S'il pense qu'il est plutôt chargé de faciliter et d'accompagner l'apprentissage de ses élèves, il se soucie de la manière dont ceux-ci font leur profit des « savoirs » reçus et les aide à les transformer en « connaissances »,  puis à les réutiliser dans des situations de problème ; il se soucie de libérer leur potentiel mental individuel et leur imagination créatrice. Dans le premier cas, il s'agit d'une logique d'enseignement et de conditionnement : celle de l'école du XIXe siècle et du début du XXe, quand le besoin était d'élever le niveau d'instruction et de cohésion d'un peuple à unifier puis de répondre aux exigences de la société industrielle ; dans le second, il s'agit plutôt d’une logique de formation des intelligences et d’acquisition de compétences : celles dont la société postindustrielle d'aujourd'hui et celle qui viendra après ont le plus grand besoin.

Mon premier article pour la lettre de la Fédération Association Initiative de Formation, en 1995, s'intitulait : « Redonner du sens à l'école ». A-t-on beaucoup progressé depuis 20 ans ?





[1] L’école, et apparemment pas seulement l'école française, a du mal à sortir de plus de 50 ans de soumission de la pédagogie aux conceptions béhavioristes de la psychologie de l’époque. Pour celle-ci un stimulus est envoyé de l'extérieur vers un sujet qui produit alors une réponse qui est le seul objet d'observation autorisé, mesurable et quantifiable statistiquement. Impasse totale sur la partie intermédiaire, c'est-à-dire l'activité mentale produite par le sujet avant de produire sa réponse. Cette activité n'étant ni observable ni mesurable de l'extérieur, elle n'a pas à être prise en compte. L’introspection, qui est la seule manière d'atteindre cette zone mentale, ayant été rejetée parce que subjective et donc suspecte de non objectivité "scientifique", l'école a emboîté le pas et ne s'intéresse nullement à tout ce que les élèves peuvent faire « dans leur tête », mentalement, pour produire leurs réponses qui sont consciencieusement évaluées et notées… scientifiquement, bien sûr! Mais le vent commence à tourner. Des neurologues, et non des moindres, mènent des recherches prometteuses et déjà fécondes pour réhabiliter l'activité mentale comme appartenant à part entière à la nature biologique du cerveau humain. Prendre en compte dans la pédagogie cette zone un peu mystérieuse et, c'est vrai, pas très facile à atteindre, n’est donc plus une hérésie coupable mais au contraire une voie de salut pour sortir du marasme actuel.
On peut rapprocher cela de cette présentation du livre du professeur Marc Jeannerod,  La nature de l'esprit Odile Jacob, 2002 sur le site Sciences humaines.com : http://www.scienceshumaines.com/la-nature-de-l-esprit_fr_2732.html
 « Les phénomènes mentaux sont biologiquement fondés : ils sont à la fois causés par les mécanismes cérébraux et réalisés dans la structure du cerveau. Dans cette perspective, la conscience et l'intentionnalité relèvent de la biologie humaine au même titre que la digestion ou la circulation sanguine. » Ces propos du philosophe John Searle bousculent l'opposition classique esprit/monde physique. Ils résument la démarche de Marc Jeannerod, et au-delà, certaines ambitions des sciences cognitives : établir une « naturalisation » de l'esprit, et notamment montrer que la cognition ne consiste pas seulement dans la capacité de raisonner, de calculer et de produire des mots, mais qu'elle inclut des aspects intentionnels, relationnels et émotionnels. L'imagerie cérébrale a grandement contribué à cette mise en lumière d'un cerveau porteur de prédispositions à la fois rationnelles, affectives et sociales.
La notion de représentation mentale est au coeur de la révolution cognitive, rappelle l'auteur. Lorsque l'on saisit un objet avec les mains, les commandes nerveuses suivent les instructions d'une représentation de cet acte de saisie. La représentation de l'acte précède l'acte, elle est l'intermédiaire entre la vision de l'objet à saisir et le mouvement de saisie. Cet apport de la psychologie cognitive contredit notamment la théorie behavioriste qui se passe de la notion de représentation. La biologie de l'esprit, elle, s'appuie sur une science des productions mentales, esquisse une physiologie de l'intentionnalité, ce que l'auteur appelle « mouvement volontaire », et, par extension, une physiologie de la conscience.
Voir aussi sur ce sujet mon message numéro 67 : « Gestion mentale et neuroscience cognitives », où j’insiste sur les travaux récents d’Antonio DAMASIO et son hypothèse de l’équivalence entre les états mentaux et les états cérébraux associés.

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