samedi 7 décembre 2019

145 - Rêveur ou pensif ? Comment résoudre les difficultés d’attention.


On se demande parfois, et même de plus en plus souvent de nos jours, comment aider un enfant à être attentif, particulièrement dans son travail scolaire. Les neurosciences nous décrivent de plus en plus finement les mécanismes de l’activité attentionnelle dans son versant cérébral. C'est bien et nécessaire, mais, à part moduler son attention, bien manger et bien dormir (pas très nouveau...), c'est un peu court coté moyens d'action pédagogique. Toutefois nous savons avec Thierry de La Garanderie que l’homme "n’est pas que neuronal" (lire son article dans la revue Educatio n°8), il est aussi doté d’un versant mental, d'un esprit, autrement dit d’une conscience (cognitive) ; il est conscient d’une partie de ce qui se passe dans son cerveau ; comme le reconnaissent eux-mêmes les neuroscientifiques, il est aussi doté de  "fonctions exécutives supérieures" (à base de neurones particulièrement longs et puissants, selon Dahaene - message 141), c’est-à-dire d’organes de contrôle (le superviseur, "l'espace de travail conscient" logé dans les zones préfrontales du cerveau) : il est ainsi capable de diriger à son gré une partie non négligeable de ce qui se passe dans la machinerie si complexe de ses autres neurones. La mission première de l’éducateur est alors d’aider l’enfant qu’il accompagne à prendre conscience de cette capacité, à l'utliser correctement, puis à augmenter la largeur et la profondeur de cette zone "immatérielle", pas encore totalement élucidée mais toujours essentielle à son activité d’apprentissage.

Voici une anecdote qui va nous servir à conforter d’une part les apports neuroscientifiques, et d’autre part les apports d’une pédagogie basée sur la bonne gestion de l’activité mentale consciente. Et pour une fois c’est dans la littérature que je l’ai trouvée.

Récemment, j’ai lu (il y avait longtemps que j’avais ce projet, sans cesse reculé pour des tâches plus "sérieuses"), le roman de Victor Hugo Quatre-vingt-treize dont le cadre est la lutte sans merci menée par la toute jeune république issue de la Révolution française contre la réaction royaliste et régionale, la "guerre de Vendée".  Voici comment il décrit, au début du livre, un des personnages :

«… Inattentif à tout et attentif à rien, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rodant… entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.… »  On pardonnera à Victor Hugo, emporté par sa verve, l’apparente contradiction entre les expressions "attentif à rien" et un peu plus loin "entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux". L'important est ailleurs.

Il y a deux informations intéressantes pour nous dans ce texte.

La première est la différence entre entendre et écouter. 

Entendre est une activité physique des neurones qui captent, automatiquement et inconsciemment, les signaux envoyés par les sens perceptifs aux aires cérébrales spécialisées (visuelles, auditives, olfactives...etc), ces signaux étant traités "en parallèle", c’est-à-dire simultanément et sans priorité entre eux ; 
Écouter est une activité mentale, fruit du choix volontaire et conscient de privilégier et de promouvoir un seul de ces signaux pour le traiter "séquentiellement", en successivité et consciemment, dans les zones préfrontales (espace de travail conscient). Victor Hugo nous donne un autre exemple (plutôt un contre-exemple) de cette différence : "Elle n’avait rien écouté, mais ce qu’on n’écoute pas, on l’entend. Elle avait entendu ce mot, la Tourgue. Elle dressait la tête." Cette femme était fortement, émotionnellement préoccupée de retrouver ses enfants retenus prisonniers dans ce château, la Tourgue, qu'elle essayait de rejoindre sans trop savoir où il se trouvait. Dans une conversation proche d'elle, elle a capté sans le vouloir (sans écouter) un mot qui correspondait à sa préoccupation parmi d'autres sons qu’elle entendait machinalement, sans "y prêter attention". C'est un peu comme si son inquiétude avaient opéré à la façon d'un puissant aimant, attirant irrépressiblement à son esprit toute perception qui s'y rapportait de près ou de loin. Cette "attention" purement émotionnelle - une "attraction" plutôt - ne saurait évidemment être celle, délibérée, réfléchie, organisée dans la durée, que nécessite un travail soutenu : celle-ci, qu'on appelle d'ailleurs "attention soutenue", tend l'esprit (actif) vers la perception (ad-tendere) quand celle-là, gérée par la seule émotion, pousse, force, la perception vers l'esprit, alors réceptacle en attente... sans trop savoir de quoi. De cette différence, des conséquences peuvent déjà être tirées. Le pédagogue portera son effort sur l'activité attentionnelle de l'esprit destinée à saisir son message (sujet actif, attention soutenue), plutôt que de s'attacher à rendre celui-ci "attractif" et à vouloir  "impressionner" affectivement l'élève, réduit ainsi à n'être qu'un réceptacle passif et rendu ainsi manipulable. Comment  faire ? La deuxième information va nous le dire. 

Bien avant la formalisation de la gestion mentale, le poète signale la différence entre le "rêveur" et le "pensif " (on croirait lire du la Garanderie, dans sa première période…). Le rêveur n’a pas de but, le pensif en a un (mais il peut différer de celui qu'on aimerait lui voir poursuivre...). Intéressant lorsque l’on veut aider un enfant qui "rêvasse" à être plus attentif. Il ne suffit pas de lui dire "fais donc attention", ce qui n’a pas vraiment de sens pour lui qui ignore comment faire, ni tenter d'enjoliver le message, de lui "dorer la pilule" ; on peut plutôt l’aider à déterminer (mais pas le lui indiquer autoritairement ou de lui imposer) un but qu’il pourra ensuite donner lui-même à son activité attentive pour lui donner son sens, l’enclencher et la diriger. Au cas où ses "organes de contrôle" (automatiques) lui signaleraient que son attention est en train de faiblir ou de dériver, il pourra ainsi à loisir se redonner (revoir, se redire…) ce but et relancer (moduler) consciemment son attention. C'est ce but, et seulement lui, qui peut déclencher l’attention active et justifier son coût cognitif ; de même, c’est lui qui est à l’œuvre lorsque cette attention doit être soutenue longtemps malgré les variations d’intensité propre à ce geste si particulier et si important pour la réussite scolaire.

Et se donner un but en cherchant à l'atteindre, c’est jeter un objectif et une action devant soi, c'est se mettre en état de projet, c’est être en projet. Cette propriété est purement humaine. Elle exige d'avoir un pied dans le présent, directement influencé par notre passé, et un pied dans l’avenir. Écoutons encore Victor Hugo : « L’enfant a de plus que l’oiseau la sombre destinée humaine devant lui. » Heureusement, l’avenir n’est pas réductible à une perspective aussi décourageante. Chaque but que nous jetons devant nous et que nous nous efforçons d'atteindre est, certes, une aventure, donc un peu angoissante (est-ce bien le bon ? vais-je l'atteindre ? en suis-je bien capable ?), comme l’est tout choix, tout renoncement à ce qu’on ne choisit pas. Mais c’est aussi l’expression d’un "pouvoir être", d’une action à mener, d'une réussite possible donc motivante, d’une possibilité de maîtrise du réel, toujours mobilisante. Comme le disait Saint-Exupéry : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir mais de le rendre possible ».

Si avoir un but c’est avoir un pied dans l’avenir, c'est aussi tenir compte du passé, se rappeler des expériences proches de l’action à mener, d’anciennes réussites, des erreurs à éviter. Pour les enfants jeunes, Victor Hugo nous livre, là aussi, une remarque intéressante : « les enfants ont la mémoire courte, mais ils ont le souvenir rapide ; tout le passé est pour eux hier ». Quel que soit son âge, même très jeune avec peu encore de souvenirs, on peut donc faire appel à l’expérience passée d’un enfant, toute fraîche et rapidement mobilisée, pour l’aider à se mettre en projet.

Victor Hugo va un peu plus loin encore  en nous indiquant la manière dont un projet d'attention peut être mené à bien. Il ne parle pas ici de visuel ou d’auditif, mais simplement de la manière dont la conscience nous permet de gérer notre attention : « Cimourdain était de ces hommes qui ont en eux une voix, et qu’ils écoutent. Ces hommes-là semblent distraits ; point ; ils sont attentifs. » On retrouve ici la "petite voix" de Jean-Philippe Lachaud (Les petites bulles de l’attention), voix de la conscience attentive à ses buts, à ses projets, à ses cheminements. Petite voix, ou évocation verbale, pour certaines personnes, discours intérieur (à écouter !) indiquant le but poursuivi et la marche à suivre ; ou, pour d’autres, vision d’une image intérieure, ou évocation visuelle, représentant le but final et les buts intermédiaires, dans un sens ou dans l'autre ; pour d'autres encore, tension corporelle ressentie en direction du but, évocation tactile ou kinesthésique, qui guide l'action et l'accompagne d'une autoévaluation sensorielle "en direct",... Quelle que soit la forme des moyens qu’elle emprunte, la conscience est toujours à la base d’une bonne mise en projet et de sa conduite, et donc d’une bonne attention "active" et "soutenue"*.

Finalement, ce qui est humain, ce qui est le plus profondément et spécifiquement humain en l'homme, transcende le temps et les modes d'expression ; quels que soient les environnements, même numériques, les asservissements médiatiques, la nature des apprentissages ou toutes les pédagogies, modernes ou non, c'est toujours la conscience qui est la base de nos actions réfléchies ; et cela, les appareils les plus perfectionnés ni les scientifiques les plus matérialistes ne pourront nous l'enlever ! Alors merci Victor de nous le rappeler ! Et vive la littérature, elle qui s'y connaît si bien en condition humaine !

* On trouvera dans Le cerveau volontaire de Marc Jeannerod, O. Jacob, 2009, la description détaillée de la répartition conscience/inconscience dans le déroulement temporel d'une action, depuis la décision d'agir jusqu'à la fin de l'action et son évaluation. La part faite à la conscience dans la mise en projet est clairement définie, de même que son rôle qui évolue du début à la fin du processus : initiation de l'action, décision d'agir et choix du but en pleine conscience anticipatrice, supervision discrète, en léger retrait, en cours d'action, évaluation finale en pleine conscience rétrospective. Le rapport entre la conscience réfléchie et les parties du cerveau mises en œuvre à chacune des étapes est aussi clairement précisé.

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